Physionomie n°8 et dernière de Jules Levallois

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Sujet : Physionomie n°8 et dernière de Jules Levallois
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Date : 09. Jul 2023, 13:49:59
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FERDINAND FOUQUE II (27 juillet 1887)
II L’ÉCRIVAIN
L’absence de détails personnels dans l’œuvre d’un littérateur n’implique pas le moins du monde ce que l’on est convenu de désigner sous le nom d’impersonnalité. C’est un signe de discrétion, de mesure, de fierté quelquefois, mais, à des yeux exercés, cela ne dissimule en aucune façon l’individualité de l’écrivain, lorsque celui-ci est quelqu’un réellement, lorsqu’il possède une originalité sérieuse et profonde. Si, dans les quelques essais qu’il a publiés, Fouque se met en scène le plus rarement possible, il ne laisse pas néanmoins que de se révéler à nous par des traits d’une énergie singulière et dont la portée me semble grande. Le passage le plus caractéristique en ce sens me paraît celui-ci, que j’extrais du quatrième chapitre des Danses grecques, intitulé le Cordace :
Se concentrer en son âme et y faire resplendir des éclairs ; s’étudier, se connaître et ordonner l’économie de sa nature, c’est revêtir le caractère auguste de la souveraineté, de la souveraineté vraie, celle qui consiste à s’élever au-dessus de soi-même et à imposer son empire à sa propre substance. Il a fallu des siècles à l’homme pour affermir cet empire singulier. Il a commencé par vivre tout en dehors, et, au lieu d’étendre ainsi sa puissance, il n’a fait que la limiter : le monde extérieur l’enchaîne ; il n’est libre que dans le monde de la pensée, car la pensée est l’être dans toute sa perfection. Ce n’est qu’après avoir été travaillé en tous sens que l’esprit humain a formulé le connais-toi toi-même.
Il ne serait point. arbitraire de compléter cette déclaration si haute, si nette, par quelques lignes empruntées au même chapitre, et qui achèvent de donner le ton d’une âme affranchie, douloureusement résolue :
Le plaisir délicat et vraiment libre est celui qui peut être goûté par l’honnête homme, la morale en est la vraie mettre, et cette mesure, en art, s’appelle le goût. Le goût n’est point réglé par les préjugés du monde ; il est au-dessus des vains caprices de la mode. On ne doit pas le confondre avec les fantaisies passagères. Il ne naît pas de la fausse délicatesse, celle des conventions et des habitudes ; mais de la délicatesse vraie, celle des idées et des sentiments. C’est la plus douce et la plus belle des vertus, l’humanité qui le fait éclore. Des hommes longtemps obscurs, parce que leur mérite est extrême, et qui ont appris à aimer, parce qu’ils ont souffert, contribuent à l’affermir. Leur opinion est d’abord persécutée ; elle devient ensuite dominante : c’est qu’alors un grand changement s’est opéré dans les mœurs.
On aura déjà reconnu l’écrivain de race. Ce qui éclate ici, non moins visiblement que le talent, c’est l’absolue indépendance de la pensée et la plénitude dans la possession de soi-même, marque incontestable de puissance. Ferdinand Fouque a donné des preuves de l’une et de l’autre dans deux études qui forment en quelque sorte les deux extrémités symétriques de son œuvre, la première, consacrée à un penseur oriental, Ram-Mohun-Roy. avec ce sous-titre : de l’Esprit critique et philosophique dans l’Inde moderne ; la seconde ayant pour objet le livre de du Fouilloux sur la cynégétique, attribué à Charles IX.
Sur cette dernière donnée, toute simple et en apparence assez stérile, Fouque a su échafauder une composition dont l’étrangeté a quelque chose de saisissant. L’article se divise en parties alternantes, opposées et balancées avec un maniement heureux, avec une entente consommée du contraste. Nous voyons le roi Charles IX égaré dans une course fantastique, au milieu des bois, hanté par des idées lugubres, par des obsessions troublantes, qui prennent la forme d’apparitions, de malins esprits, de feux-follets. Les divagations du roi, les propos des gentilshommes lancés à sa recherche, l’agitation de l’escorte, l’enfièvrement universel : tout cela est rendu avec une poétique et entraînante vigueur. Soudain, par un coup de baguette, nous sommes transportés dans un cabinet d’étude où l’auteur de l’article, assis devant son bureau et tenant en mains l’ouvrage de du Fouilloux, se livre à des considérations morales fort judicieuses, fort élevées, sur le caractère et la destinée de Charles IX. La scène change ainsi plusieurs fois, et les modifications de ton sont si habilement observées que le lecteur, surpris, captivé, entre dans le jeu et ne sent pas un seul instant languir l’intérêt. Cette composition, intitulée la Chasse royale, atteste chez Fouque une intensité d’imagination qui ne demandait, pour se développer, que des cadres suffisants, et qui aurait sans doute fini par les créer.
Il est clair, d’après l’article sur Ram-Mohun-Roy, que, malgré le peu de ressources dont il disposait, l’écrivain ne négligeait aucun moyen d’information et savait contrôler les renseignements que l’on mettait à sa disposition. À cette époque (1858), il fallait une véritable faculté d’intuition pour deviner la portée du vaste mouvement intellectuel et moral appelé, dans un délai relativement bref, à transformer, à renouveler le génie hindou sans lui rien enlever de son élévation ni de sa force. C’est à peine si, aujourd’hui, les divers témoignages recueillis depuis trente ans à ce sujet, et parmi lesquels il faut placer au premier rang celui de M. le marquis de Saint-Yves, nous ont convenablement édifiés sur l’importance de l’extrême culture spirituelle qui a épuré et rajeuni le sentiment religieux dans l’Inde. L’esprit pénétrant et grave de Fouque le rendait parfaitement propre à cette œuvre de divination et d’interprétation.
À propos d’un de ces courts essais, je me suis servi du mot puissance. Il me le faut employer encore en parlant des Danses grecques. La puissance, en effet, ne se mesure pas uniquement, comme on est trop porté à le croire, à l’abondance de la production. L’intensité est aussi un élément duquel on doit tenir compte. Je n’ai jamais mieux senti qu’en relisant, ces jours-ci, les quatre chapitres des Danses grecques combien il peut tenir en quelques pages de vues originales et de pensées suggestives.
On ne serait point embarrassé d’écrire sur ce travail un commentaire plus considérable que le texte, et l’embarras est, au contraire, d’en signaler les mérites en se restreignant à ce qui paraît essentiel. Je n’insisterai donc ni sur la fermeté magistrale du style, ni sur l’étendue de l’érudition, ni sur l’agrément de certains détails destinés à tempérer l’impression sévère causée par la noblesse un peu solennelle de l’ensemble ; mais il est indispensable de marquer le caractère de l’ouvrage et de dégager la pensée qui l’a inspiré.
La Grèce antique a compris la musique et la danse d’une façon très particulière. Elle les a traitées comme des arts quasi-sacerdotaux, tout au moins comme des éléments de discipline sociale et des instruments de haute éducation.
« Lycurgue place les danses parmi ses institutions politiques. Platon les examine et les règle dans son livre des Lois. » L’auteur, pour atteindre à l’exactitude et demeurer lumineux, a dû adopter la manière de voir des anciens et se soumettre au classement en vertu duquel ces sortes de divertissements formaient deux familles principales et distinctes :
« Les danses qui expriment les mouvements simples et l’ordre admirable d’une âme forte et maîtresse d’elle-même au milieu d’une vie de bonheur, ce doux songe : elles sont pacifiques et on les comprend toutes sous le nom d’Emmélie, c’est-à-dire la grâce en fleurs, l’élégance extrême ; et les danses qui expriment l’énergie d’une âme généreuse au milieu des combats ou aux prises avec la destinée : elles sont guerrières et on leur a donné le nom de Pyrrhique. »
Les deux premiers chapitres ont donc pour objet spécial la Pyrrhique et l’Emmélie, le troisième traite des Danses voluptueuses, et dans le quatrième, il est parlé du Cordace, danse comique où l’on se proposait d’imiter les infirmités humaines et les ridicules extérieurs. L’histoire de la danse en Grèce se déroule ainsi en une centaine de pages, et, ce qui est beaucoup plus curieux, ce qui était beaucoup plus difficile, l’histoire de la morale en Grèce nous apparaît éclaircie, interprétée et je dirais volontiers illustrée dans ses rapports avec la perfection plus ou moins grande de la danse. Le critique historien ne s’est pas arrêté là. Après avoir montré quels liens étroits unissaient alors la danse à la morale, il a fait sentir par une vue très large, très haute, et par une série d’exemples admirablement choisis, que ce même art a exercé une influence décisive sur le développement des branches maîtresses de la littérature nationale chez les anciens :
Je me suis borné, écrit-il dans une page finale, qui résume à merveille l’ensemble du travail, à ne considérer la danse que comme la poésie du mouvement. J’ai mis surtout mon application à l’étudier dans ses rapports avec cet art si grand, si beau et si difficile qu’on appelle art dramatique, et il a été établi que les danses nobles avaient été l’âme de la tragédie, que les danses voluptueuses avaient été l’origine de ces pièces familières qui servaient de divertissements aux banquets et aux fêtes privées des citoyens, et enfin que les danses ridicules avaient été les sources vives de la comédie. On l’a déjà dit, la danse est l’art grec tout entier. Elle est l’âme de l’épopée, elle est l’hymne même ; le mètre mélodieux n’est que sa mesure. Les attitudes qu’elle donne, les groupes qu’elle compose sont le sujet des imitations les plus heureuses des peintres et des statuaires. Elle règle les évolutions militaires, elle en fait un art, et c’est par cet art prodigieux que la civilisation triomphe à Marathon, à Platée et à Salamine. Enfin elle pénètre les facultés de l’âme et règle la vie humaine, comme si elle était l’image de l’ordre par excellence, de la législation harmonieuse du monde.
Pour être éminemment symbolique, cette critique-là n’en est ni moins profonde, ni moins instructive. On sait avec quel succès, avec quelle autorité ce genre d’interprétation a été appliqué par l’un des premiers critiques de ce temps, Émile Montégut, à Dante, à Michel Ange, à Shakespeare, à quelques-uns de nos grands monuments du moyen âge. Un cycle varié eût aussi sans doute sollicité l’activité de Ferdinand Fouque, s’il lui avait été accordé de triompher d’une destinée rigoureuse. Les articles sur la Chasse royale et sur Ram-Mohum-Roy, dont j’ai donné l’analyse sommaire, et ceux sur la Comédie italienne, sur les Danses de l’Opéra que, malheureusement, je n’ai pu retrouver, prouvent combien cet esprit, si arrêté et si décidé qu’il fût, était souple, avisé, prompt à saisir les occasions propices d’étude et de manifestation.
Il me reste à exprimer le vœu que ces excellents articles ne restent pas dispersés, enfouis dans des collections de journaux et de revues, déjà difficiles à découvrir et qui finiront par devenir introuvables. Fouque, ne fût-il qu’un grécisant (et il est bien autre chose encore), prendrait place dans une cohorte d’élite, à côté de Ballanche et non loin de Maurice de Guérin : Un éditeur s’honorerait en réunissant dans un volume élégant ces fragments de choix, auxquels assurément un public ne ferait pas défaut. Le nom de Ferdinand Fouque échapperait ainsi à un oubli qu’il ne mérite pas, et notre littérature s’enrichirait d’une œuvre forte, substantielle, originale. Je serais heureux si, en réveillant son souvenir, j’avais quelque peu contribué à ce résultat.
FIN
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A.

Date Sujet#  Auteur
9 Jul 23 o Physionomie n°8 et dernière de Jules Levallois1karamako

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