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[version longue]
Melmoth, incorrigible mé(ga)lomane, se vantait ici d'avoir un classement ELO de 2750 aux échecs ! Faut-il en rire ou en pleurer, sachant qu'un tel score le classerait au 11e ou 12e rang mondial ? Grotesque, évidemment ! Pour avoir souvent joué contre lui (et toujours gagné), je rétablis ici la vérité : s'il peut prétendre à une 34e ou 35e place mondiale (et encore), c'est bien le bout du monde ! Et que je sois changé en clé à molette s'il atteint péniblement les 2400 points… Ding Liren, le nouveau champion, peut dormir sur ses deux oreilles, c'est pas demain qu'il perdra sa couronne.
Ce petit préambule pour introduire le sujet du jour : musique et échecs (ou échecs et musique, à votre gré - ou échique et musecs, si contrepéter vous plaît). S'il est vrai que la musique entretient des rapports étroits avec les mathématiques, les musiciens devraient être particulièrement attirés par ce jeu de stratégie, qui exige logique, calculs et rigueur. Je trouve sur le site echecs.com une liste de musiciens qui furent aussi de bons joueurs : Sir Thomas Beecham, Beethoven, Borodine, Enrico Caruso, Pablo Casals, Chopin, Dvorak, Félix Mendelssohn, Moussorgsky, Sviatoslav Richter, Rimsky-Korsakov, Arthur Rubinstein, Robert Schumann, Shostakovich, Isaac Stern, Richard Strauss, Verdi, Villa-Lobos, et t'essaieras et t'essaieras. Regrettons que le site ne mentionne pas Sir Walter Parratt (1841-1924), organiste et compositeur anglais, qui était capable, paraît-il, de disputer trois parties simultanément tout en jouant les fugues les plus complexes. L'histoire ne dit pas s'il pouvait, en même temps, faire bouger ses oreilles en mesure.
Lorsqu'on évoque musique et échecs, un nom vient immédiatement à l'esprit, du moins chez ceux qui s'intéressent aux deux disciplines (mais sans doute davantage chez les pousseurs de bois que chez les mélomanes) : Philidor le grand. François-André Philidor, il convient de le préciser, car un Philidor peut en cacher un autre. C'est qu'ils sont une flopée, les Philidor ! qui d'ailleurs, ne s'appellent pas plus Philidor que vous et moi (sauf bien sûr si vous vous appelez vraiment Philidor, mais ce serait une coïncidence extraordinaire). Leur vrai nom était Danican. Lorsque le hautboïste Michel Danican (on ne sait pas trop quand il est né, et l'on estime sa mort autour de 1650) eut l'occasion de jouer devant Louis XIII, le monarque se souvint d'avoir été charmé, quelques années auparavant, par un hautboïste italien nommé Filidori, et il s'exclama : "J'ai retrouvé un Filidori !". C'est depuis cette mémorable et royale exclamation que Michel Danican fut surnommé Filidor, ou Philidor. Tous les Danican mirent ensuite un point d'honneur à ajouter ce sobriquet à leur nom.
Il serait fastidieux d'entrer dans les détails biographiques et chronologiques de la famille ; retenons qu'après Michel Danican, premier des Philidor, on trouve, parmi ceux qui ont fait des carrières musicales souvent très honorables d'instrumentistes ou de compositeurs : Michel, André (Philidor l'Aîné), Jacques (Philidor le Cadet), Anne (un homme, le prénom était parfois masculin, voir Anne de Noailles, qu'appréciait tant George Sand), François, Pierre, et celui qui nous intéresse ici : François-André Danican Philidor, dit : Le Grand.
Je vous emmènerai tout à l'heure, un beau jour de 1774 au Café de la Régence, chez Reye, le tenancier, place du Palais-Royal. C'est le rendez-vous des joueurs d'échecs. Époque extraordinaire, ces deux ou trois décennies qui précèdent la Révolution. En 1774, Louis XV meurt, dans une insupportable puanteur, et son petit-fils devient roi de France sous le nom de Louis XVI. De l'autre côté de l'Atlantique, l'Amérique marche difficilement vers son indépendance. Bonaparte n'a encore que 5 ans et Voltaire en a déjà 80. Entre le bambin et le vieillard, on trouve, à des âges divers, Chateaubriand, Rousseau, Diderot, Chénier, Mozart, Beethoven, Goethe, Schiller, Turgot, Condorcet, La Fayette, d'Alembert, Mme de Staël, Laclos, Sade, Mirabeau, Lavoisier, Monge, Volta, Humboldt, Kant, Goldoni, Hegel, Raynal, Buffon, d'Holbach, Benjamin Franklin, Fragonard, David, Goya, Beaumarchais, pour n'en citer que quelques-un… T'imagines le gratin ? Quelle époque peut se tarquer d'avoir vu naître, vivre et mourir autant de géants ? Comment tu dis ? BHL, Greta Thumberg, Houellebecq et Sandrine Rousseau ? Même si tu rajoutais P&MV, ça ne ferait pas encore le poids. Comment tu dis ? J'oublie Melmoth ? Mouaip, même avec Melmoth, on est encore loin du compte.
Sur le plan musical, cette décennie 1770 est secouée par une grande affaire (du moins pour ceux qui mangent à leur faim et n'ont pas à se préoccuper du prix de la farine, qui monte tellement de semaine en semaine, de jour en jour, qu'il commence à créer des famines et des émeutes) : la querelle Piccinni-Gluck, écho de la récente Querelle des Bouffons qui avait opposé, une vingtaine d'années plus tôt, le coin du roi, défenseur de la musique française, au coin de la reine, partisan de la musique italienne. Désormais, c'est plutôt musique italienne contre musique… non pas vraiment allemande, mais, on pourrait dire, musique nouvelle, moderne. Du côté italien, le roi, qui n'entendait pas grand-chose à l'affaire, c'était plus une posture qu'une conviction, la comtesse du Barry, d'Alembert, La Harpe, Marmontel. Du côté de Gluck, la reine (qui n'oublie pas qu'il fut son professeur de clavecin à Vienne), Rousseau, Suard, l'abbé Arnaud. Coups bas, coups de gueule, libelles, articles de presse fielleux, calomnies, perfidies, le monde cultivé s'enflamme, on prend parti, on s'insulte, on se provoque en duel, "les gens qui se cherchaient le plus se fuient ; les dîners mêmes, qui conciliaient si heureusement toutes sortes d’esprits et de caractères, ne respirent plus que la contrainte et la défiance… On ne demande plus : est-il janséniste, est-il moliniste, philosophe ou dévot ? On demande : est-il Gluckiste ou Piccinniste ?" constatait Grimm (ou Meister) dans sa Correspondance littéraire. Il ne manquait que Caran d'Ache pour illustrer ce conflit passionné, comme il a illustré l'Affaire Dreyfus.
Et notre Philidor, dans tout ça ? J'ignore s'il prit parti dans la querelle. Loin des styles italiens ou allemands, il composait essentiellement de très français opéras-comiques, qui rencontraient un certain succès (du moins ce qu'on appelait alors des "opéras-comiques" ou "vaudevilles", ou "opéras-comiques en ariettes", dont les maîtres se nommaient alors Monsigny, Dauvergne, Duni, Grétry, Dalayrac, et qui n'avaient pas grand-chose à voir avec l'opéra-comique au sens où on l'entendra un siècle plus tard). Et il jouait aux échecs. C'était, dans ce domaine, le champion des champions, l'as des as, reconnu comme le plus grand joueur d'Europe, celui dont la subtilité, la mémoire et la pénétration frappaient d'admiration tous ceux qui le défiaient - et étaient écrasés. Tous les pousseurs de bois connaissent aujourd'hui encore la fameuse défense Philidor, l'avancée du pion noir de la Dame d7-d6. Cette stratégie a été un peu abandonnée au fil des décennies, mais elle revient à la mode, et certains grands noms la remettent au goût du jour. Signalons le livre de Christian Bauer (2609 ELO en 2022) : "Tout sur la défense Philidor : une défense dynamique" (Chessy, 2007). Bientôt Noël ! Qui ne rêve de trouver dans ses petits souliers un ouvrage de 240 pages consacré à cette stratégie ?
Le site
https://www.chessgames.com/ a mis en ligne une formidable banque de données de parties d'échecs, un fabuleux trésor pour tous les amateurs. Quoi de plus passionnant que de suivre les parties des grands maîtres, d'étudier leurs stratégies, de méditer sur leurs faiblesses ? Une cinquantaines de parties de Philidor sont disponibles. On pourra suivre notamment celle-là, disputée en 1749 contre un adversaire dont on n'a pas gardé le nom, et qui illustre bien le principe de la défense Philidor :
https://www.chessgames.com/perl/chessgame?gid=1578723Philidor poussera trop loin ses capacités, délaissant un peu la musique et s'astreignant à jouer des parties "à l'aveugle" particulièrement éprouvantes pour les neurones (il devint d'ailleurs réellement aveugle sur ses vieux jours, sans qu'on puisse affirmer que cela résultait d'un surmenage cérébral). Inquiet pour sa santé, Diderot le mettra en garde contre les excès intellectuels dans une lettre de 1782 pleine de sollicitude : "Croyez-moi, faites-nous d’excellente musique, faites-nous-en pendant longtemps, et ne vous exposez pas davantage à devenir ce que tant de gens que nous méprisons sont nés. On dirait de vous tout au plus : Le voilà, ce Philidor, il n’est plus rien, il a perdu tout ce qu’il était à remuer sur un damier des petits morceaux de bois."
Que reste-t-il de Philidor aujourd'hui ? Pour les joueurs d'échecs, un des tout premiers livres d'analyse et de stratégie : "L'analyze des echecs : contenant une nouvelle methode pour apprendre en peu de tems à se perfectionner dans ce noble jeu", publié à Londres en 1749, et qui connaîtra de nombreuses rééditions. Pour les mélomanes, quelques Cds, pas plus d'une dizaine, quelques pièces perdues dans des compilations, quelques opéra-comiques, Le Soldat magicien, une nouveauté 2022 (Le Belles Écouteuses), Les Femmes vengées (Naxos), Tom Jones, un de ses plus célèbres, en DVD (Dynamic), six quatuors de l'Art de la modulation (Nimbus), autant dire presque rien.
Retournons au Café de la Régence, place du Palais-Royal, du moins l'ancienne place du palais royal, qui fut agrandie et remodelée en 1854 sous l'impulsion d'Haussmann. C'est, avec le Procope, le Café du Caveau, le Café de Foy, (où Saint-Just, monté sur une table un jour de juillet 1789, appellera à l'insurrection et mettra le feu aux poudres), un des hauts lieux de l'intelligentsia. Et si l'on joue aux échecs un peu partout, c'est à la Régence que les meilleurs joueurs se retrouvent, se défient et rivalisent de finesse et d'astuce. Sur la plupart des tables, on peut voir le "Calabrois", le premier livre d'analyse et de stratégie écrit par Gioachino Greco dans les années 1630 et devenu la bible de amateurs. Tu les reconnais ? Là-bas, dans un manteau vert couvert de miettes de tabac à priser, c'est Kermur de Légal, oui, le fameux Légal, auteur du non moins fameux mat par gambit de la Dame. À sa gauche, c'est Mayot, un grand joueur, lui aussi, … et un sot, prétend Diderot. Et Foubert, derrière lui. Et celui qui est assis près de la fenêtre, comme entouré d'une cour empressée ? Àh ! Celui-là, on peut se contenter de l'appeler par son prénom. Pour toute une génération, c'est un prénom sacré. La jeune Manon Phlipon, future Madame Roland, se hasardera un jour, toute tremblante et le cœur battant, dans l'immeuble de la rue Plâtrière, où il demeure, avec l'espoir, qui sait, de le voir, qui sait même - soyons folle ! - de lui parler : "Je monte au second et je frappe à la porte. On n’entre pas avec plus de vénération dans les temples que je n’en avais à cette humble porte." Oui, c'est Jean-Jacques, en personne. Dans ses Curiosités de Paris, Dulaure écrira : "Ce philosophe attirait dans ce café une si grande quantité de curieux, que M. le Lieutenant de Police fut obligé d'y faire placer une sentinelle". Comme tous les grands esprits de cette époque, Rousseau aimait et pratiquait les échecs. Il n'eut jamais la réputation d'un grand joueur, et, s'il faut l'en croire, il ne brilla jamais dans cet exercice.
Si Rousseau a sa place dans cette contribution, c'est bien entendu comme musicien. Son Devin de Village eut, en 1752, un grand succès, et fut souvent représenté depuis, et souvent pastiché (Philidor en composera d'ailleurs lui-même un pastiche), ce qui contribua à entretenir sa réputation auprès du public. Il raconte, dans ses Confessions, comment il fut amené à pratiquer les échecs, grâce à un certain M. Bagueret qui l'initia au jeu : "Je ne l'aimais point : il le voyait ; avec moi cela n'est pas difficile : il n'y avait sorte de bassesse qu'il n'employât pour me cajoler. Il s'avisa de me proposer d'apprendre les échecs, qu'il jouait un peu. J'essayai presque malgré moi ; et, après avoir tant bien que mal appris la marche, mon progrès fut si rapide, qu'avant la fin de la première séance, je lui donnai la tour qu'il m'avait donnée en commençant. Il ne m'en fallut pas davantage : me voilà forcené des échecs. J'achète un échiquier, j'achète le Calabrois : je m'enferme dans ma chambre, j'y passe les jours et les nuits à vouloir apprendre par cœur toutes les parties, à les fourrer dans ma tête bon gré mal gré, à jouer seul sans relâche et sans fin. Après deux ou trois mois de ce beau travail et d'efforts inimaginables, je vais au café, maigre, jaune, et presque hébété. Je m'essaye, je rejoue avec M. Bagueret : il me bat une fois, deux fois, vingt fois ; tant de combinaisons s'étaient brouillées dans ma tête, et mon imagination s'était si bien amortie, que je ne voyais plus qu'un nuage devant moi. Toutes les fois qu'avec le livre de Philidor ou celui de Stamma j'ai voulu m'exercer à étudier des parties, la même chose m'est arrivée ; et après m'être épuisé de fatigue, je me suis trouvé plus faible qu'auparavant. Du reste, que j'aie abandonné les échecs, ou qu'en jouant je me sois remis en haleine, je n'ai jamais avancé d'un cran depuis cette première séance, et je me suis toujours retrouvé au même point où j'étais en la finissant. Je m'exercerais des milliers de siècles que je finirais par pouvoir donner la tour à Bagueret, et rien de plus." (Rappelons que lorsque deux joueurs de forces très inégales s'affrontaient, il était d'usage que le plus fort se prive volontairement d'une pièce - généralement une tour - afin d'équilibrer un peu la partie).
(…)
"J'avais un autre expédient non moins solide dans les échecs, auxquels je consacrais régulièrement, chez Maugis, les après-midi des jours que je n'allais pas au spectacle. Je fis là connaissance avec M. de Légal, avec un M. Husson, avec Philidor, avec tous les grands joueurs d'échecs de ce temps-là, et n'en devins pas plus habile."
Malheureusement, aucune partie de Rousseau ne semble avoir été notée, nous ne pouvons donc pas nous faire une idée de sa réelle valeur.
Cette contribution, même si c'est la version longue, risque d'être refusée par le serveur à cause d'un poids excessif. Sautons donc allègrement 160 ans, et transportons-nous de Paris à Moscou. Cinq parties y furent jouées en 1937 par David Oistrakh et Prokofiev. Ils appartenaient au même club, et se lancèrent un défi : celui qui gagnerait s'engageait à donner un concert gratuit au membres du club. Comme ils étaient sensiblement de la même force, ils firent quatre parties nulles. Oistrakh remporta la cinquième.
La première partie a été reproduite sur Internet. Vous pourrez, si ça vous intéresse, en suivre ici les péripéties : Prokofiev a les blancs et commence (on dit qu'il a le trait, mais vous le saviez) :
https://www.chessgames.com/perl/chessgame?gid=1266497Cette partie montre que les deux musiciens étaient de très bonne force et possédaient parfaitement la théorie des ouvertures. Oistrakh se montra dès le début assez agressif, en choisissant l'ouverture sicilienne "dragon". Je trouve toutefois la partie un peu lente, un peu ennuyeuse. Le nul vint conclure un échange plutôt conventionnel, très tactique, mais sans véritable coup d'éclat.
On trouvera sur ce site d'autres parties de David Oistrakh, qui manifestement, n'était pas un branque dans l'art de mener "ses bataillons d'ébène et ses soldats d'ivoire".
Penchons-nous sur quelques autres parties jouées par Prokofiev.
Prokofiev - Ravel, Mantes-la-Jolie, 14 mars 1924. Prokofiev a le trait :
https://www.chessgames.com/perl/chessgame?gid=1579921Là, il faut bien reconnaître que Ravel ne fait pas le poids. Répondant par une ouverture indienne Cg8-f6 (assez périlleuse devant un tel adversaire) à l'avancée du pion de la Dame d4, Momo prenait des risques. Trop préoccupé par son propre plan d'attaque, n'a-t-il pas vu, ou a-t-il sous-estimé, le formidable dispositif que Proko mettait en place coup après coup ? Toujours est-il qu'à partir du 11ème ou 12ème coup, la partie est jouée. Prokofiev déclenche son artillerie, laissant pressentir ce que seront les orgues de Staline. Bien sûr, il y a du dégât, mais en sacrifiant successivement un fou, un cavalier et une tour, Sergeï ne laisse aucune chance à Maurice. C'est un mat imparable et brillant, en 25 coups. Une belle leçon, qui permet de mesurer la différence de niveau entre les deux joueurs.
Prokofiev - Delius, 1932. Delius a le trait :
https://www.chessgames.com/perl/chessgame?gid=2074715Prokofiev bat Delius, et pas seulement sur le plan musical. Très joli mat du couloir en 21 coups, mais Delius a commis une bourde de débutant. Se précipiter sur le cavalier noir au 21ème coup amenait inéluctablement le mat, et Prokofiev a dû évidemment se réjouir de voir l'étourdi tomber tête baissée dans ce piège grossier. Il était impératif pour Delius de dégager son roi, soit en libérant la case h2, par h2-h3, par exemple, ou mieux encore, d'essayer de sortir de l'autre côté, par Rg1-f1. Ainsi, il aurait pu retarder l'échéance, voire retourner la situation, car sa position était loin d'être désespérée. Bien sûr, on ne peut, musicalement, comparer l'Himalaya Prokofiev à la colline Delius, mais ce dernier, à mon humble avis (figure de style, mon avis n'est pas humble) ne mérite pas l'oubli où il est tombé. Démodé, disent certains. Kitch, disent d'autres, aussi snobs que moi, avec une petite moue dédaigneuse. On met tout ça dans le même sac, sans trier, Delius, Ketèlbey, Vaughan-Williams, Bax, Walton, et l'on rajoute Gilbert et Sullivan par-dessus pour faire bonne mesure. Dans un fil précédent, Alain CF demandait si l'on pouvait associer des musiques ou des musiciens à des villes. Il me semble que Delius pourrait être associé à Paris, ville qu'il aimait et où il résida longtemps. On pourra écouter son nocturne pour orchestre : "Paris, A Night Piece - The Song of a Great City". Attention ! Je dis bien "on pourra", c'est-à-dire qu'on n'est pas obligé. Chacun fait ce qu'il veut. Il ne s'agit pas ici d'une injonction, mais d'une timide suggestion.
Prokofiev - Tartakover, 1934. Tartakover a le trait.
https://www.chessgames.com/perl/chessgame?gid=1227901Là, c'est une autre paire de manches. Si brillant que soit Prokofiev, il s'attaque à une légende. Tartakover est, à cette époque, l'un des joueurs les plus forts du monde, et il est alors au sommet de ses capacités. Rendons-lui hommage. Ce grand joueur d'origine polonaise s'engagera dans la Légion étrangère, rejoindra De Gaulle et la France libre, prendra une part active dans la Résistance et épousera la nationalité française en 1945, après avoir été Polonais, Russe, Autrichien, Ukrainien, et peut-être un peu Moldo-samovar. Devançant les critiques de Éric Zemmour, il changera à cette occasion son nom en Tartacover, pensant peut-être que le fait de changer le "k" barbare en "c" plus civilisé sonnerait plus français et faciliterait son intégration. Il se trompait lourdement. Pour un vrai Français de souche, comme moi, depuis au moins Guillaume le Conquérant, et qui a compté parmi ses ancêtres autant de héros tombés sous les sabres ennemis que de poivrots tombés terrassés par la cirrhose, Tartakover ou Tartacover, c'est du pareil au même, ça sent son métèque à dix lieues. Tartacovaire, à la rigueur, ou Tartacovère, je dis pas, ça a un petit côté provençal, mais Tartacover, franchement non. Prokofiev se défend comme un beau diable, mais il devra abandonner au 29ème coup. Ceci dit, tenir 29 coups contre Tartakover, c'est déjà très bien.
J'avais, dans une précédente contribution, évoqué la date du 11 mai 1997. Date passée un peu inaperçue, mais d'une importance capitale. C'est le jour où le grand maître Garry Kasparov fut battu par l'ordinateur Deep Blue. J'étais jusque là de ceux, comme beaucoup, qui croyaient, dur comme fer, que la machine ne battrait jamais l'homme, parce qu'elle jouait comme une conne, sans imagination et sans faculté d'adaptation. J'en fus aussi déprimé que Kasparov qui, paraît-il, supporta très mal sa défaite, n'acceptant pas d'être battu par un tas de ferraille. "Deux intellectuels assis vont moins loin qu'une brute qui marche" disait Maurice Biraud dans un célèbre film. Et un génie des échecs doit s'incliner devant un tas de ferraille qui joue effectivement comme un con, n'a aucune imagination, aucune stratégie, aucune faculté d'adaptation, mais peut considérer 200 millions de positions par seconde. Une page était tournée dans l'histoire de l'humanité. L'avenir dira si c'était une bonne chose. Je ne le verrai pas, mais je suis pessimiste.
Je vous remercie de votre attention. Que les fidèles s'approchent par l'allée centrale et se retirent par les côtés. Vérifiez que vous n'avez rien oublié.
-- Paul & Mick VictorDisert (des Tartares)