Louis-Antoine Jullien (1812-1860), auteur de très nombreuses pièces légères, danses, galops, quadrilles, polkas, valses, etc. accumula une fortune considérable qui lui permit d'acheter la célèbre salle de Drury Lane à Londres (où il invita Berlioz à diriger Lucia di Lammermoor). La vie de cet olibrius est tout à fait divertissante, je vous la raconterai un jour si vous êtes sages. Rien que son prénom devrait déjà vous mettre l'eau à la bouche : outre Louis-Antoine, le bonhomme avait été prénommé par son père, ouvrez les guillemets : "George Maurice Adolphe Roch Albert Abel Antonio Alexandre Noé Jean Lucien Daniel Eugène Joseph-le-Brun Joseph-Barême Thomas Thomas Thomas-Thomas Pierre Arbon Pierre-Maurel Barthélémi Artus Alphonse Bertrand Dieudonné Emanuel Josué Vincent Luc Michel Jules-de-la-plane Jules-Bazin Julio César". T'imagines l'angoisse du gars quand il devait remplir un formulaire de la Sécu ? Évidemment, comme disait Zézette, ça ne rentre pas dans les cases, ça dépasse. L'anecdote dit que Louis-Antoine George Maurice etc., "en sa qualité incontestable et incontestée de fou" – le mot est de Berlioz – dirigeait Beethoven à l'aide d'une baguette sertie de pierres précieuses, qu'on lui apportait sur un plateau d'argent.
Ce petit préambule pour introduire le sujet du jour. Loin des vaines et stériles querelles, des interminables discussions pour savoir qui est "le meilleur", j'ai trouvé plus intéressant de chercher l'origine de cet accessoire qui, avec le nœud papillon et l'habit à queue-de-pie, constitue l'un des emblèmes du chef d'orchestre, j'ai nommé : la baguette. De la même façon qu'on n'imagine pas une fée sans baguette magique, un Français sans béret, moustache et baguette de pain sous le bras, on n'imagine pas un chef d'orchestre sans baguette. Après quelques recherches sur Internet, je suis déjà en mesure d'estimer qu'une panoplie complète de chef d'orchestre vous coûtera environ un millier d'euros : 940 € pour l'habit queue-de-pie, veste, gilet blanc en piqué, et pantalon (chez Jean-Jacques Cérémonie) ; 20,95 € pour le nœud papillon en soie (chez Nœudspapillon-Shop) et entre 8 et 50 € pour la baguette (à la Flûte de Pan), selon sa taille (entre 32 et 46 cm) et sa matière (bois, acier, fibre de verre, carbone). Notez que vous pouvez faire de substantielles économies en achetant en gros. Aindi, CDiscount propose un lot de 60 baguettes fibre de verre et poignées ABS pour seulement 63,33 €, soit à peine un peu plus d'un euro par baguette. Si vous en cassez beaucoup, c'est avantageux. Comptez une cinquantaine d'euros en plus si vous ajoutez le coffret. Il ne vous restera plus qu'à trouver un orchestre à diriger.
Mais ce chef d'orchestre, cette star, cette diva, ce maestro qui étale son sourire colgatisé sur les pages en papier glacé de Diapason, ce monstre sacré dominant et subjuguant ses troupes depuis la petite estrade où il est juché, cette gloire dont le nom s'étale parfois sur les affiches et les pochettes de disques en plus gros caractères que celui du compositeur, ce chef célébré et adulé tel que nous le connaissons et le fantasmons aujourd'hui, est, comme le bonheur de Saint-Just, une idée assez neuve en Europe.
Qu'on regarde cette gravure d'une représentation de l'Alceste de Lully à Versailles en 1674 :
https://tinyurl.com/3x7xjxv4Les musiciens sont répartis dans deux enceintes placées de chaque côté de la scène, et si l'on zoume un peu, cela semble un joyeux bordel. On a plus envie de parler de troupeaux que de pupitres. Un ensemble, en tout cas, quasi impossible à diriger (d'autant qu'en plein air, avec des groupes de musiciens aussi éloignés, le chef doit prendre en compte la vitesse de déplacement du son, s'il ne veut pas que la dernière note du groupe de gauche n'arrive une ou deux secondes après celle du groupe de droite.)
Et pourtant, c'est ainsi que se représentaient les opéras : le chef (on disait alors : le maître) devait à fois diriger (ou plutôt "synchroniser") les chanteurs, les choristes, les figurants et les musiciens. Généralement, il se tenait sur un côté de la scène, tournant le dos à l'orchestre, et marquait la mesure avec son "bâton de direction", un lourd morceau de bois qu'il frappait en mesure sur le sol (comme ces bâtons qui servent à frapper les trois coups dans les théâtres et qu'on appelle des "brigadiers"). C'est ainsi que Lully s'est écrasé le pied et est mort de la gangrène. Cette pratique a été en usage pendant fort longtemps. Rousseau, dans son Dictionnaire de Musique (1768), dénonçait encore "le mauvais emplacement du maître, qui sur le devant du théâtre et tout occupé des acteurs, ne peut veiller suffisamment sur son orchestre, et l'a derrière lui, au lieu de l'avoir sous ses yeux" et "le bruit insupportable de son bâton qui couvre et amortit tout l'effet de la symphonie". Ajoutez à ça le suif des chandelles qui dégoulinait sur les musiciens, quelques spectateurs VIP qui avaient leur place réservée sur les côtés de la scène et ne se gênaient pas pour parler à voix haute, plaisanter ou s'engueuler, vous aurez une idée d'une représentation d'opéra sous Louis XIV.
Même si le bâton de direction a été abandonné au XIXe siècle, le chef d'orchestre était encore loin d'être le personnage qu'on acclame aujourd'hui. Tout le monde connaît, bien sûr, la célèbre toile de Degas, l'Orchestre de l'Opéra :
https://tinyurl.com/5e94jybzCertes, Degas a un peu arrangé la réalité (il a intégré dans ce tableau quelques-uns de ses amis musiciens, dont certains mêmes n'ont jamais été instrumentistes), mais la disposition de l'orchestre ne devait pas être très différente de ce qu'on voit ici : c'est-à-dire qu'il n'y avait aucune disposition. La flûte côtoie le violon et le basson, le violoncelle est serré contre un violon, bref, cela donne l'impression qu'on s'installait au petit bonheur la chance, selon son ordre d'arrivée dans la fosse et les places disponibles. Évidemment, dans ces conditions, impossible de diriger les pupitres, il n'y en avait pas ; impossible de d'impulser le départ des violoncelles ou d'inviter les cuivres à plus de discrétion. Le chef se contentait de battre la mesure, et sa baguette, s'il en avait une, ne faisait guère plus qu'une tige de métronome. Spontini, l'un des premiers à utiliser une baguette (qu'il tenait non par une extrémité, mais par le milieu), s'en servait pour marquer la mesure sur les chandeliers et tous les objets à sa portée, sans parler de ses piétinements. La postérité n'a pas retenu grand-chose de Spontini, mais il eut un rôle important dans le développement de la direction d'orchestre, et était très admiré par Berlioz. Le bonhomme était un fanatique de la perfection, imposant d'innombrables et interminables répétitions à ses musiciens, et exerçant sur eux une véritable tyrannie. C'était sans doute possible autrefois, mais il est dangereux aujourd'hui pour un chef de se montrer trop irascible, méprisant, cassant pour les instrumentistes. C'est suite à une révolte de musiciens brimés que Celibidache fut écarté de la direction de l'orchestre de l'ORTF en 1975.
Pour les œuvres purement instrumentales, ou les opéras à petits effectifs, l'usage du bâton de direction n'était pas justifié. C'était généralement le claveciniste, le "maestro al cembalo" qui, souvent à l'aide de feuilles de papier roulées, assurait la direction de l'orchestre. Quelques chefs modernes utilisent encore ce procédé (mais sans le rouleau de papier). Ainsi, Krystian Zimerman a assuré à la fois la direction et la partie soliste des deux concertos pour piano de Chopin dans son enregistrement Deutsche Gramaphon, superbe interprétation par ailleurs. Melmoth ne manquera pas de vous conseiller une centaines de versions meilleures que celle-là, elles sont évidemment toutes excellentes, mais celle de Zimerman me suffit. De même Barre en bois, pardon, Barenboim se plaisait quelquefois dans le rôle de maestro al cembalo :
https://tinyurl.com/2jrta4y2Parfois, et notamment à la fin de l'époque baroque, lorsque le continuo au clavecin fut en déclin, c'était au premier violon et à son archet qu'incombait la tâche de diriger l'ensemble. D'après Carl-Philipp-Emmanuel, c'était le mode de direction que préférait son Jean-Sébastien de père. Et c'était celui que pratiquait Haydn lorsqu'il dirigeait ses œuvres. Parfois encore, notamment dans les opéras, il y avait deux directeurs : le claveciniste qui s'occupait plus particulièrement des chanteurs, et le premier violon, qui dirigeait l'orchestre.
On voit par ces exemples que, jusqu'au début du XIXe siècle, le chef d'orchestre n'était encore qu'un musicien parmi d'autres, disons, un soldat de première classe devenu caporal à l'ancienneté, mais toujours un bidasse qui allait sans état d'âme boire un verre au mess avec ses camarades. D'ailleurs, vous ne trouverez pas un nom de chef d'orchestre célèbre avant les années 1850, pour la bonne raison qu'il n'y en avait pas. On trouve, certes, des noms de compositeurs qui ont dirigé leurs œuvres, bien ou mal (Beethoven, sourd comme un pot, s'acharnait à diriger sa 9e, on imagine le résultat), mais de chef, au sens où nous l'entendons aujourd'hui, c'est-à-dire de musicien spécialisé dans la direction d'orchestre, il n'y en avait pas. C'est seulement vers 1850 qu'est né le maestro moderne, non plus un musicien sorti du rang, mais un interprète spécialiste à part entière, un "joueur d'orchestre", si l'on considère l'orchestre comme, lui-même, un instrument. Le premier qui acquit quelque célébrité dans ce domaine fut sans doute Hans von Bülow, qui fut nommé directeur du Bayerische Staatsoper de Munich et y créa des opéras de Wagner (qui le fera cocu, le salaud !), et fut à la fin de sa vie le premier chef de la Philharmonique de Berlin. Mais on était déjà presque au XXe siècle.
S'il faut en croire ses Mémoires, Spohr fut le premier à utiliser une baguette à Londres en 1820 (et ça, c'était du Spohr !), alors que subsistait encore l'ancien système de double direction, un chef assis au piano, et un premier violon. "Il est vrai que les auditeurs furent d'abord surpris par la nouveauté et qu'on les vit chuchoter ensemble ; mais lorsque la musique commença et que l'orchestre exécuta la symphonie bien connue avec une puissance et une précision inhabituelles, l'approbation générale se manifesta immédiatement à la conclusion de la première partie par de longs applaudissements soutenus. Le triomphe de la baguette comme donneur de temps fut décisif, et on ne vit plus personne assis au piano lors de l'exécution des symphonies et des ouvertures." Spohr se vante peut-être un peu, et ses affirmations ont été mises en doute par Moscheles, Fétis, et quelques autres, certains affirmant que le système de double direction piano-violon était encore en usage à Londres en 1832.
Peu importe, après tout. Lorsque les grandes idées sont dans l'air, telles des chrysalides, elles éclosent simultanément dans mille cervelles et dans mille endroits différents. N'oublions pas que ces années 1800-1850 ont vu la création des grands orchestres symphoniques et philharmoniques (et rappelons qu'il n'y a pas de différence essentielle entre les termes "symphonique" et "philharmonique". Je lis sur le site de Radio France : "Les orchestres philharmoniques sont associés à un répertoire plus moderne que l'orchestre symphonique qui renvoie à un répertoire classique jusqu'aux débuts du romantisme, lorsqu'il commence à s'étoffer." C'était peut-être vrai autrefois, c'est très contestable aujourd'hui. De nos jours, qu'ils soient symphoniques ou philharmoniques, la plupart des orchestres interprètent des répertoires qui embrassent la musique depuis l'époque baroque jusqu'aux créations les plus modernes). Parmi ces grands orchestres, mentionnons à Londres la Royal Philharmonic Society (1813), à Paris la Société des Concerts du Conservatoire (1828), à laquelle resteront attachés les noms de Charles Munch et André Cluytens (et quelques superbes enregistrements de Georges Prêtre), l'orchestre du Gewandhaus de Leipzig, qui existait depuis 1781, mais connaîtra sa plénitude sous l'impulsion de Mendelssohn qui en prendra la direction en 1835, la Philharmonique de Vienne (1842), indissociable du nom de Karl Böhm, l'Orchestre philharmonique de New York, également créé en 1842, et t'essaieras, et t'essaieras.
Berlioz fut l'un des premiers à théoriser le chef d'orchestre, le maestro, jouant de l'orchestre sous sa baguette comme un pianiste joue du bouzin à marteaux sous ses doigts.
"Le chef d’orchestre doit voir et entendre, il doit être agile et vigoureux, connaître la composition, la nature et l’étendue des instruments, savoir lire la partition [c'est effectivement la moindre des choses, note de P&MV] et posséder, en outre du talent spécial dont nous allons tâcher d’expliquer les qualités constitutives, d’autres dons presque indéfinissables, sans lesquels un lien invisible ne peut s’établir entre lui et ceux qu’il dirige, la faculté de leur transmettre son sentiment lui est refusée et, par la suite, le pouvoir, l’empire, l’action directrice lui échappent complètement. Ce n’est pas alors un chef, un directeur, mais un simple batteur de mesure, en supposant qu’il sache la battre et la diviser régulièrement.
Il faut qu’on sente qu’il sent, qu’il comprend, qu’il est ému ; alors son sentiment et son émotion se communiquent à ceux qu’il dirige, sa flamme intérieure les échauffe, son électricité les électrise, sa force d’impulsion les entraîne, il projette autour de lui les irradiations vitales de l’art musical. S’il est inerte et glacé, au contraire, il paralyse tout ce qui l’entoure, comme ces masses flottantes des mers polaires, dont on devine l’approche au refroidissement subit de l’air.
Sa tâche est complexe. Il a non seulement à diriger, dans le sens des intentions de l’auteur, une œuvre dont la connaissance est déjà acquise aux exécutants, mais encore à donner à ceux-ci cette connaissance, quand il s’agit d’un ouvrage nouveau pour eux. Il a à faire la critique des erreurs et des défauts de chacun pendant les répétitions, et à organiser les ressources dont il dispose de façon à en tirer le meilleur parti le plus promptement possible; car dans la plupart des villes de l’Europe aujourd’hui, l’art musical est si mal partagé, les exécutants sont si mal payés, les nécessités des études sont si peu comprises, que l’emploi du temps doit être compté parmi les exigences les plus impérieuses de l’art du chef d’orchestre." (Le Chef d'orchestre, théorie de son art, extrait du Grand traité d'instrumentation et d'orchestration, 1855).
Berlioz préconisait hautement l'usage de la baguette, bien supérieure, selon lui, à l'archet du premier violon :
"Le chef d’orchestre se sert ordinairement d’un petit bâton léger, d’un demi-mètre de longueur, et plutôt blanc que de couleur obscure (on le voit mieux) qu’il tient à la main droite, pour rendre clairement appréciable sa façon de marquer le commencement, la division intérieure et la fin de chaque mesure. L’archet employé par quelques chefs violonistes est moins convenable que le bâton. Il est un peu flexible ; ce défaut de rigidité et la petite résistance qu’il offre en outre à l’air à cause de sa garniture de crins, rendent ses indications moins précises." Cette position était d'autant plus polémique à l'époque qu'en ces années, règnait au Conservatoire et à l'Opéra de Paris François-Antoine Habeneck, un violoniste honoré et révéré, chef d'orchestre tout puissant, jouissant d'une énorme influence. Habeneck, fidèle à l'ancienne tradition, dirigeait encore avec son archet, depuis sa place de premier violon. Berlioz n'aimait guère Habeneck, et encore moins après que ce dernier ait failli flinguer son Requiem en arrêtant de diriger à un moment critique pour fouiller dans ses poches à la recherche de sa boîte de tabac à priser.
Ainsi, en ce milieu du XIXe siècle, l'orchestre moderne est né, avec ses pupitres bien séparés, et son chef d'orchestre. Comme je vous aime bien, gens du forum, je vous offre ici un somptueux cadeau : les savoureuses caricatures de Hoffnung, qui non content d'être un musicien déjanté, était aussi un dessinateur de talent. C'est un fichier pdf que vous trouverez ici :
https://gofile.io/d/c9Sx84Mais, direz-vous, tous les chefs d'orchestre n'utilisent pas la baguette. Et les chefs de chœur ne l'utilisent jamais, pour une raison simple : un chanteur n'est pas un instrumentiste, ou plutôt, il est lui-même instrumentiste et instrument. Il est l'instrument le plus sensible, le plus fragile qui soit. Qu'il soit gai, triste, ému aux larmes ou angoissé, on entendra toujours la note "do" lorsqu'un pianiste appuiera sur la touche "do". Il n'en est pas de même pour un chanteur. S'il est ému aux larmes ou angoissé, sa voix trahira impitoyablement son état d'esprit, ses émotions. La voix n'est pas une mécanique. La baguette serait trop agressive, donnerait des indications trop violentes, qui auraient des répercussions sur la qualité de la voix. Une bonne direction de chœur se fait plutôt en rondeur, sans à-coups, sans brusquerie, la main invite, là où la baguette ordonne, ce qui ne veut pas dire que la main soit sans précision ni autorité. Quant aux chefs qui n'utilisent pas de baguettes, ou rarement, (citons Boulez, Ozawa, Gergiev, Nézet-Séguin, Gardiner, etc.) peut-être considèrent-ils que la main est plus expressive que la baguette. De toute façon, avec ou sans baguette, ils sont tous excellents.
Et les orchestres sans chefs ? Ça existe ? Ben oui. À sa création en 1958, les douze musiciens du groupe I Musici jouaient sans chef, afin de rester dans la tradition baroque. Ils ont cependant dû faire appel à un leader lorsqu'ils ont élargi leur répertoire à des œuvres plus modernes. Il faut également signaler le Persimfans, un orchestre soviétique sans chef, créé en 1922, dans la lignée du mouvement bolchévique, basé sur une parfaite égalité entre tous les musiciens, discutant collégialement des programmations et des interprétations. Cet orchestre était, paraît-il, d'une très grande qualité. Je n'en sais pas beaucoup plus que ce qu'en dit Wikipédia, qui reprend, pour l'essentiel, un article de Grove :
https://fr.wikipedia.org/wiki/PersimfansCet orchestre a été recréé il y a quelques années. Leur site propose dans ses archives une reproduction du manifeste de 1922, malheureusement en russe, dont je n'ai pu trouver aucune traduction. Et comme je ne connais guère de russe que le mot "vodka", je n'y comprend rien. Je le regrette, mais peut-être se trouvera-t-il sur framc un participant russophone qui pourra nous en donner, à défaut d'une traduction, un aperçu des grandes lignes :
https://persimfans.com/Malheureusement, le site lui-même est quasiment entièrement en russe, et je ne trouve pas de documentation sur cette passionnante expérience. Wikipédia nous dit "À la fin des années 1930, les dissensions entre les musiciens conduisent à la disparition de l'orchestre qui est dissous en 1932". Est-ce une fatalité ? Les hommes ont-ils forcément besoin d'être dirigés, d'être sous une autorité, sous une férule, pour mener des entreprises pérennes ? Tiens, je vais relire La Boétie.
Cette contribution m'y a conduit, je viens de revoir, pour la enième fois au moins, je n'ai pas compté, le Prova d'Orchestra de Fellini, un moyen métrage en forme d'apologue que tout musilomane se doit d'avoir dans sa dévédéothèque et de dévorer au moins une fois par an. Une équipe de télévision filme une répétition d'orchestre, et interwieve les musiciens sur leur parcours, leur instrument, leur vie, la vie de l'orchestre. On y retrouve quelques caricatures très felliniennes, le violoniste qui consulte son baromètre avant de sortir son précieux violon de son étui, le clarinettiste à qui Toscanini a dit un jour "Bravo, jeune homme ! Enfin un beau son de clarinette !", la flûtiste un peu folledingue, comme toutes les flûtistes (et j'en ai connues beaucoup, je confirme le fait), le percussionniste déconneur, le violoncelliste décati qui tient à peine sur sa chaise, le couple de musiciens qui se haïssent et échangent des propos fielleux, l'inévitable délégué syndical. J'ignore si ça se pratique toujours, mais le délégué syndical était un personnage incontournable des orchestres nationaux français au moins jusque dans les années 80. Lorsque le chef demandait la prolongation d'une répétition au-delà de l'heure officielle, il était d'usage que le musicien délégué syndical se lève et demande poliment : "Maître, est-ce que les quarts d'heure supplémentaires seront payés ?" Le chef, souvent un étranger qui ne comprenait rien à l'affaire, se tournait vers le régisseur, qui confirmait : Oui, on paiera les quarts d'heure supplémentaires. Alors l'orchestre jouait. On aurait refusé de payer, les musiciens auraient remballé leurs instruments et seraient parti. Et alors ? (ici, quelques propos polémiques comme je les affectionne) : Parce qu'ils sont artistes, ils doivent être taillables et corvéables à merci ? Un musicien ne serait pas un travailleur comme les autres, mais une sorte de prêtre entièrement voué à la déesse Euterpe ? Il n'a pas une famille qui l'attend ? des factures à payer ? des fins de mois parfois - souvent - difficiles ? Parce qu'il fait de la musique, il n'aurait pas le droit de se mettre en grève pour revendiquer un meilleur salaire ou de meilleures conditions de travail ? On juge normal qu'un médecin ait des revenus en rapport avec ses années d'études, pensez, bac + 10 ou plus, ça mérite un bon salaire. Certes, mais on oublie qu'un musicien n'a pas commencé ses études musicales après le bac, mais souvent vers l'âge de 5, 6 ou 7 ans. Lorsqu'il décroche un contrat dans un grand orchestre vers 25 ou 26 ans, il a déjà vingt ans d'études derrière lui dans sa spécialité. Et croyez-moi, mes gueux, vu les exigences de recrutement, s'il décroche ce contrat, c'est qu'il a bossé, l'animal !
Les musiciens de Prova d'Orchestra se révoltent pendant la pause, taguent les murs, se déchaînent, déchirent les partitions, mènent un sabbat d'enfer, scandent des slogans sur le rythme de la grosse caisse et des tambours : — Chef d'orchestre, on ne veut plus de toi ! Il est interdit de diriger ! Pas besoin de chef d'orchestre ! Quels crétins on a été d'étudier si longtemps ! On a passé toute notre vie au conservatoire ! Ils installent un immense métronome géant à la place du chef. — Musicien, enfin, tu seras libre et conscient ! Mais c'est encore trop : — Non au métronome ! C'est nous qui déciderons ! Fini de jouer une musique qui est contre nous ! C'est nous qui la faisons, nous voulons la créer et la gérer ! À mort le métronome aussi ! Et ils détruisent le métronome, se battent, échangent horions, coups de poing, coups de pied, l'un sort un revolver et tire au hasard. Et les murs de la salle se fissurent et s'effondrent, on est en train de démolir l'immeuble. Tout le monde se calme, comme hébété par ce moment de folie. Alors le chef d'orchestre se lève : — Je suis là… Nous sommes là… Les notes nous sauvent… La musique nous sauve… Agrippez-vous aux notes, suivez les notes. Nous sommes des musiciens… Vous êtes musiciens… Et nous sommes ici pour répéter. Et, dans les platras, parmi les chaises et les pupitres fracassés, noyés dans la poussière, meurtris, maculés, blessés, dépoitraillés, les musiciens reprennent la répétition.
Si l'histoire s'était arrêtée là, Fellini aurait signé une magnifique fable morale plutôt édifiante. Mais elle ne s'arrête pas là, il reste une ou deux minutes pour nous plonger dans la perplexité. Peu à peu, le chef reprend ses remontrances, ses invectives, il hausse la voix, il insulte, et, sur l'écran noir des dernières secondes, son discours passe de l'italien à l'allemand, avec des inflexions et des hurlements de dictateur à la tribune de Nuremberg, pendant que se déroule le générique, sur la superbe musique de Nino Rota.
-- Paul & Mick Victorn'en dit pas plus