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Sujet : Ça continue...
De : theomonk (at) *nospam* free.fr (MELMOTH)
Groupes : fr.rec.arts.musique.classique
Date : 15. May 2022, 14:51:23
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Organisation : MELMOTH
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Le 28 avril 1965, Hermann Scherchen écrivait à sa femme Pia Andronescu : /Ce soir, j'ai répété MON Art de la Fugue que je porte en moi depuis 36 années déjà et qui me rend chaque fois plus heureux/. (NB : Scherchen répète son orchestration qu'il donnera en première mondiale au /Théâtre Apollo/ de Lugano le vendredi 14 mai).
Pour Scherchen, la "quasi" dernière oeuvre inachevée de Bach aura été une oeuvre-phare de toute son activité musicale, à un degré tel que, après avoir joué les instrumentations de Graeser et Vuataz, il aura ressenti le besoin d'écrire la sienne propre et de la donner en concert durant les quelques mois qui lui restaient à vivre.
L'/Art de la Fugue/ est certainement le couronnement des oeuvres didactiques qui ont jalonné la vie de JSB (/Clavier bien tempéré, Offrande Musicale, Variations Goldberg/). Cette oeuvre n'a été écrite pour aucun instrument particulier, Bach ne s'étant pas arrêté aux timbres musicaux mais s'étant occupé d'explorer toutes les posssibilités contrapuntiques d'un thème unique.
L'/Art de la Fugue/ se présente sous la forme d'un court thème de 4 mesures et témoigne de la science la plus grande, de l'invention la plus géniale et de la liberté la plus totale, utilisant tous les procédés de l'écriture fuguée. (Selon le musicologue Jacques Chailley, elle devait contenir 24 fugues réparties en 6 groupes de 4, ou plutôt de deux paires chacun, chaque paire comportant une fugue commencçant par les notes /ré-la-fa/ et une fugue à sujet inverse commençant par /la-ré-fa/.
L'/Art de la Fugue/ n'ayant été écrit pour aucun instrument, il reste à déterminer la part des instrumentateurs de cette partition, qui sont légion. Au disque, la première version en date fut celle du quatuor Roth. Suivit la gravure berlinoise de Hermann Diener. Quant aus recherches de sonorités, nous les trouvons dans les versions des organistes : historiquement, les deux premières furent réalisées par l'américain Power-Biggs et l'allemand Fritz Heitmann. Ces versions trouvèrent leur apogée dans l'interprétation épurée que l'organiste aveugle Helmut Walcha réalisa en septembre 1956 sur le magnifique orgue Schnitger d'Alkmaar.
La partition ayant été éditée sans instrumentation, le mérite revint à Wolfgang Graeser de faire paraître en 1924 l'édition révisée de cette oeuvre oubliée, qui allait ainsi marquer le "retour de Bach". La partition fut créée à Leipzig par le Kantor Karl Straube, le 27 juin 1927. 178 ans après sa composition, l'oeuvre recevait sa première exécution !
On peut supposer que Scherchen, qui dirigeait à cette époque les concerts de l'orchestre Grotrian-Steinweg de Leipzig assista à cette audition car, dès le 19/2/1928, il la joua à Winterthur. Tout de suite, cette oeuvre occupe une place importante dans ses programmes ; il la  redonne le 25 mars à Zürich, deux fois en avril à Genève et Lausanne avec l'Orchestre de la Suisse Romande, le 24 avril à Franfurt etc.
La presse suisse rendit compte dans les termes suivants du concert de Winterthur :
/Le Musikkolegium de Winterthur ne se contenta pas de limiter la dernière et imposante oeuvre de Bach, l'Art de la Fugue, à un concert : conscient de sa responsabilité, il fit tous les efforts pour assurer une réception digne de la grandeur culturelle de Bach. Bien que les solistes, l'orchestre municipal et le Kappelmeister Hermann Scherchen firent de leur mieux, quelque chose aurait manqué à cette célébration de Bach si le désir du public de venir à la rencontre du prophète de Bach, W.Graeser, n'avait pas été satisfait. Ainsi, ce dimanche matin fut très proche d'une fête religieuse. Seul l'objet de la célébration en fit autrement/ [...] /Graeser introduit l'oeuvre : le compositeur nous a laissé son testament musical, conscient de se placer totalement en dehors de son temps avec une oeuvre qui, par son écriture secrète, était pratiquement codée et il fallut tout l'effort des musicologues pour la déchiffrer? L'Histoire de l'Art de la Fugue est importante : elle part d'improvisations que Bach faisait sur l'orgue à l'occasion de visites de ses collègues qui demandaient à l'écouter à l'orgue de la Thomaskirche. Il élaborait ensuite ces fantaisies chez lui, à la maison. L'oeuvre exécutée n'eut pas de fin. Reste une grande quadruple fugue inachevée dont le quatrième thème devait contenir les notes correspondant à son nom B-A-C-H. Au lieu de sa fin, le Maître désormais aveugle dicta à son beau-fils le choral "Vor deinem Throntret" comme final de l'ensemble, ce qui naturellement eut une influence insoupçonnée comme le montre l'exécution. [...].
L'orchestration de Graeser fut rapidement trouvée pompeuse, trop "romantique" en raison de son côté grandiose et la disposition adoptée ne trouva plus l'accord de tous. L'état de la question exigeait donc de nouvelles recherches approfondies. C'est alors que le compositeur, organiste, maître de choeur, musicologue et ingénieur du son suisse Roger Vuataz écrivit sa propre orchestration de l'Art de la Fugue, que Scherchen créa lors d'un concert donné en l'Église de Winterthur, le 10 août 1941. Celle-ci était confiée à trois orchestres à cordes regroupant 26 cordes, flûte, hautbois, cor anglais, clavecin et deux bassons. C'est cette instrumentation que Scherchen donnera en concert et enregistrera au disue pour /Decca/ en 1949 - 78 tours originaux K 28232/28242, réédités en microsillons LXT 2503/2505. Vuataz écrivit le 26 octobre 1943, à propos de son orchestration :
/Dans la version que j'ai écrite pour orchestre de chambre, disposé comme un orgue à 4 claviers, je n'ai pas voulu oublier - au point de vue technique - que l'orchestration de Bach lui-même s'inspire directement de la registration de l'orgue et, au point de vue spirituel, que le célèbre Cantor a construit sa foi personnelle sur les Évangiles. Ceci n'est pas en dehors de la question. Ce fait signifie que sa pensée se passe complètement du décor dont on entoure d'habitude les manifestations du sentiment religieux et l'on voit à chaque page de son oeuvre entier que la vérité et l'austérité de la discipline réformée furent le premier article de son credo artistique./
/J'ai donc pris ces pièces de polyphonie incomparable comme des récits ou des paraboles évangéliques ; je me suis contenté d'en faire, pour ainsi dire, une lecture à haute voix, répartissant les éléments du texte entre des voix dialoguantes. Il ne m'était pas possible d'en tirer une pièce de théâtre où les acteurs, par le seul fait qu'ils auraient été en chair et en os, se seraient permis d'ajouter à l'action les gestes complémentaires que leur psychologie individuelle pourrait justifier. Tout est donc dépouillé, aride, austère. Mais comme l'être humain arrive à dégager les forces vives de l'esprit qui est en lui, l'Art de la Fugue, sous cette forme, s'élève au plus pur parvis de l'Art musical/.
S'il fallait recenser tous les concerts où Scherchen dirigea cette oeuvre, nous aboutirions certainement à un chiffre impressionnant, car il a joué l'Art de la Fugue dans tous les pays où il fut invité et jusqu'en Palestine et en Amérique du Sud. Les /Dernières Nouvelles d'Alsace/ rendirent ainsi compte, le 5 décembre 1934, d'une exécution de l'oeuvre par Scherchen à Strasbourg :
«Scherchen a rétabli la véritable interprétation, et dieu sait si elle est souvent altérée par l'ignorenca, la nonchalance ou la convention. C'est pourquoi Mr. Scherchen a soulevé la force créatrice de cet art, où la beauté, l'équilibre, la noblesse se réunissent en une idéale conjonction. Hermann Scherchen n'a pas seuleemnt pénétré dans l'Art de la Fugue avec un esprit neuf et moderne, il l'a porté vers les régions les plus élevées du sentiment et de la Pensée. Sous l'empire de cette musique et avec une interprétation aussi empreinte de ferveur et de certitude que celle de M. Scherchen, l'Art de la Fugue prit son vrai sens. C'est pourquoi nous sommes particulièrement reconnaissants à Mr Scherchen de nous avoir rendu le Bach plein de vie et d'éternelle jeunesse que nous aimons par-dessus tout !»
Scherchen trouva certainement l'instrumentation de Vuataz peu satisfaisante et conforme à sa propre vision de l'oeuvre, qu'il orchestra lui-même. Il s'est d'ailleurs longuement exprimé à ce sujet, soit dans des textes, soit dans des émissions radiophoniques. Ainsi, le lendemain de la création de son orchestration, le samedi  15 mai 1965, Scherchen écrivit dans son agenda :
«L'Art de la Fugue : un événement historique dans l'histoire du concert» ; et à la suite de l'exécution de Bonn, il avait noté dans son cahier que *avec cette oeuvre commence la véritable existence de la Musique*.
(Pour Scherchen, Bach n'est d'ailleurs, comme il l'a écrit, qu'/une fenêtre ouverte sur Schoenberg/.) D'autre part paraît en 1946 à Zürich son livre "vom Wesen der Musik" (De l'Essence de la Musique). L'un des trois chapitres est consacré à Bach sous le titre : /Le secret de la création artistique/ , et une grande partie de l'analyse musicale concerne l'Art de la Fugue. Lors de la répétition parisienne par la Télévision française en mars 1966, Scherchen a donné la "clé" de l'Art de la Fugue : «Le sens de la fugue, c'est comme si quatre personnes discutent de la même chose. La première dit : "ah, la vie est très difficile" ; la deuxième dit : "la vie n'est pas si difficile" ; la troisième ajoute : "c'est plus que difficile, c'est terrible" ; et la quatrième : "alors, que faisons-nous avec la vie ?". Lorsque le contrepoint commence, on commence à penser en écoutant ce que dit l'autre».
Scherchen avait déjà écrit un texte en préambule au concet donné à Zürich le 12 mars 1935 :
«Confronté à l'Art de la Fugue, il faut tout d'abord se poser la question suivante : pour l'auditeur d'un concert, quelle importance présente une oeuvre qui est considérée par les connaisseurs comme étant le sommet de la musique et de la pédagogie de la composition ? L'auditeur a l'habitude de considérer comme échelles de valeur les émotions suscitées par une oeuvre, le plaisir esthétique procuré par un concert. Il a raison, ce sont des réactions propres à lui-même quid émontrent l'effet de l'oeuvre et ce n'est qu'une question de degré d'évolution de l'auditeur, jusqu'à quel point il reste renfermé dans un état d'excitation pur et simple ou bien si, en écoutant une oeuvre, vient s'ajouter aussi au plaisir la beauté de sa forme, enrichie du plaisir procuré par la connaissance des lois de la composition et des éléments musicaux qui sont à sa source.
Une musique dépourvue du pouvoir d'émotion, de plaisir esthétique ou de clarification spirituelle peut intéresser l'homme de métier pais n'a aucun rapport avec l'auditeur normal. Imaginons donc que, au lieu de ses neuf symphonies, Beethoven nous ait laissé un "Art de la Symphonie" regroupant les différents types de musique symphonique en une nouvelle forme où ils se situent entre eux par rapport à leur évolution. Écoutons alors, comment dans son Art de la Fugue, Bach fait naître toutes les formes possibles à partir d'un seul noyau originel et leur donne une nouvelle vie de plus en plus complexe en les faisant grandir séparément, les contraster l'une par rapport à l'autre et les unir finalement dans un ensemble de la plus grande beauté. À ce stade, la question de la justification de l'exécution sonore de cette oeuvre perd sa raison d'être et l'auditeur est sous l'emprise d'émotions jamais vécues auparavant, d'un plaisir esthétique inconnu, d'un apaisement intellectuel insoupçonné !
Plus une oeuvre d'art a une action pure et puissante, plus elle est fondée sur des lois essentielles et générales. Les plus beaux tableaux classiques sont construits d'après la dorure sur tranche, les pyramides expriment dans leur structure originale le rapport au chiffre 11 et ont été conçues à partir d'observations astronomiques. La forme de la fugue est également l'une des créations essentielles de l'esprit humain qui oppose thème et contrepopint, au même titre que loi générale et individu particulier ; et de la même manière que la loi s'élève au-dessus de l'individu qui s'y oppose, se soumet, l'accepte et la voit agir sur lui, les contrepoints s'opposent fondamentalement au thème, s'y adaptent, le suivent avec enthousiasme et essayent de faire agir sur eux sa force positive.
Le problème de l'homme européen qui s'efforce de porter à l'unisson et à l'harmonisation la loi générale liant les individus et leurs désirs personnels, leur désir de façonner, leur désir de souffrance et de bonheur, se reflète dans la structure de la fugue et trouve sa transcription idéale et spirituelle dans l'Art de la Fugue de Bach.
De la même manière que cette loi a le pouvoir d'agir dans les modes les plus variés, tout en laissant toujours reconnaissable sa forme déterminante de base, de même le thème des fugues modifie sa forme d'apparition, sa force d'expression et sa façon d'agir. Et même si ces modifications du thème se manifestent en tant que variations du tempo, nouvelles valeurs rythmiques, transpositions mélodiques et autre interprétation harmonique, le noyau thématique reste inchangé et maintient, en tant que loi, son pouvoir de signification. À ce thème s'opposent les contrepoints, les voix opposées du thème tels que sentiments personnels, égocentriques, qui vont de la prière à l'obstination, de l'affirmation à la négation. Et si on a souvent l'impression qu'une voix opposée parvient à donner au thème un sens nouveau et à adapter la Loi à ses propres élans, à la fin de chaque fugue c'est pourtant le thème qui se réaffirme de la manière la plus puissante et la plus grandiose, en élevant à nouveau le Loi au-dessus de la courte présence terrestre de l'individu, faite de bonheur et de douleur.
La perfection de la fugue n'est pourtant perceptible que par ses formes d'apparition car la Loi et l'individu parviennent à une unité supérieure dans laquelle, grâce à leur interaction harmonieuse, le strict ordre du thème ainsi que la volonté passionnée de la voix opposéz réapparaissent à nouveau, mais transformés, comme deux nouvelles formes d'existence de l'homme, séparées et puissantes.
À la base de tout l'Art de la Fugue de Bach se trouve cet équilibre entre l'existence supra-individuelle et particulière, entre la Loi et la personnalité. Cet équilibre se manifeste comme facteur déterminant d'une véhémence qui fait trembler le coeur, qui délecte l'âme et qui renforce l'esprit aux actions de l'humanité à venir.
C'est pour cette raison que ce n'est nullement le problème de l'auditeur de savoir par quelle structure compliquée l'Art de la Fugue touche son oreille. L'écoute de cette oeuvre secoue tellement l'homme naïf, éveille tellement toutes ses capacités de s'élever vers une existence supérieure, qu'en cet auditeur commence la même vie riche qui, telle une fugue-miroir, telle une fugue en mouvement contraire, telle une double et triple fugue, a reçu sa dénomination artistique.
Chacun peut (et chacun devrait) écouter l'Art de la Fugue, simplement pour se faire une idée des forces qui peuvent s'exprimer, telles notre caractère, notre vie spirituelle et notre puissance intellectuelle - encore endormies dans l'image énigmatique d'une musique non encore exécutée et vivant désormais en nous comme une réalité sonore qui transforme le coeur, l'âme et l'esprit».
Après la création de son instrumentation à Lugano, Scherchen l'enregistre à nouveau au disque chez Westminster (XWN 2237)? En décembre 1965, il est invité pour une tournée de concerts en Amérique du Nord ; celle-ci débute au Canada, à Toronto où, du 8 au 11 décembre, la Télévision et la Radio canadiennes CBC filment une longue répétition et enregistrent le concert radiophonique.
Dans le /Corriere dl Ticino/ du 17 mai 1965, on trouve la critique de la première mondiale de l'instrumentation de Scherchen :
«L'exécution de l'Art de la Fugue orchestrée et dirigée par Hermann Scherchen s'inscrira dans l'histoire des Concerts de Lugano comme l'un des événements musicaux les plus importants de cette ville [...] Le courage de Scherchen - comme celui de ses prédécesseurs - se démontre dans le fait qu'il prnd le risque d'ennuyer le public, le pire des malheurs qui puisse arriver à un interprète. Comment a-t-il surmonté cet obstacle ?
On parlait de son tempérament : là est la clé de son succès. Scherchen a voulu un groupe de vents dans l'orchestre, la variété des timbres qu'ils permettent doublant et même triplant les possibilités expressives des cordes. Seul l'orgue peut rivaliser avec un orchestre à effectif complet, mais ce dernier le dépasse probablement par l'intensité des vibrations émotionnelles qu'il est capable de convoiter.
Scherchen utilise la liberté que l'oeuvre lui laisse du point de vue de l'interprétation pour varier au maximum ses moyens expressifs. Les voix sont toujours au nombre de 3 ou 4, mais les instruments qui les jouent alternent des effets suggestifs. Ainsi, il est sûr que le tissu contrapuntique acquiert un relief qu'on pourrait définir comme plastique : les thèmes deviennent plus évidents et marqués, ce qui se transforme en un moyen important dans le cas fréquent de la superposition des merveilleuses fugues à triple sujet. Scherchen donne en outre une grande importance à la dynamique, surtout dans les parties confiées aux cordes et il obtient des effets très efficaces...».
Scherchen a laissé un texte très important sur sa "réinterprétation" de l'oeuvre qui nous éclaire sur sa vision personnelle, vision qui s'inscrit elle-même dans sa façon de concevoir blobalement toute musique quant à son rôle (dans ce texte, Scherchen n'évoque à aucun moment la religion et ne cite jamais me nom de Dieu) :
«Ma décision de réordonner et réinstrumenter l'Art de la Fugue se fonde sur les indications contenues dans le manuscrit de Bach et qui laisse entrevoir un plan général bâti en une séquence de 18 contrepoints. À 4 fugues simples, ç-à-d construites sur une seule forme du thème de la fugue de based e l'oeuvre, succèdent 4 contrefugues présentant le thème sous deux formes : la forme originale et son inversion. Par contre, les quatre contrepoints suivants présentent trois aspects thématiques. Cela signifie que les 4 premières fugues simples sont écrites en style méditatif (Bach entend par là une musique faite pour louer Dieu), les contrefugues successives étant écrites en style concertant (proche de l'idée de Bach d'une musique faite pour réjouir l'âme). Les 4 fugues présentant 3 formes thématiques différentes sont finalement écrites dans ce style "espressivo" (caractérisé par une présence croissante du motif chromatique) formé par les notes correspondant au nom de B.A.C.H, c'est-à-dire à la version allemande des notes si bémol-la-do-si, et qui, par sa modernité, déborde le cadre habituel de Bach.
Que reste-t-il alors des 7 contrepoints de la deuxième partie ? Dans les canons, les deux voix se suivent sans transformation. Cela signifie que, dès la première note, la structure générale de la pièce doit être établie. Dans les deux fugues-miroirs se produit un miracle encore plus grand : 14b est la répétition, note à note, de 14a mais inversée. Autrement dit, ce qui était la voix supérieure se retrouve dans 14b à la voix inférieure et ce qui, dans 14a, était la voix inférieure, devient dans 14b la voix supérieure. Ce qui surprend c'est que, au milieu d'une telle sévérité et de telles règles strictes, la force d'individualisation de Bach semble l'emporter en richesse d'imagination sur la première partie et alors, les deux versions de 14a/b et de 16a/b, sans nullement modifier le dessin des notes, donnent un nouveau cadre, comme cela se produit avec le reflet de notre image qui, même si elle est identique, nous montre le bras droit au lieu du bras gauche.
Le manuscrit de Bach introduit comme contrepoint 9 un canon à deux voix ; le même canon se répète dans notre organisation quand elle présente comme n°9 le canon avec l'inversion et augmentation qui, dans un certain sens, contient 3 modalités différentes du texte.
Avec les numéros 16a et 16b, Bach passe de trois à quatre voix, ce qui était déjà le cas avec les deux triples fugues des numéros 10 et12. Les règles du contrepoint strict n'intéressent désormais plus Bach dans son oeuvre ultime et il les outrepasse constamment. Pourtant, ce qui ne s'est jamais passé avant s'accomplit ici, au coeur de l'oeuvre. Bach avait déjà opposé au premier contrepoint (rectus) son inversion (inversus) et pourtant le phénomène de l'image reflétée se présente dès le début de l'oeuvre. Dans ce deuxième contrepoint par contre, à la 5ème mesure, il introduit au ténor le matériau de son nom : do-si-si bémol-la). Dans le quatième contrepopint, de nouveau dans l'inversion, ce matériau est réordonné en B.A.C.H. Dans le neuvième contrepoint (Canon avec renversement et augmentation), le matériau de son nom, transposé en fa-mi-ré-mi bémol, pénètre dans le thème fondamental lui-même.
Dans la première triple fugue, il devient, par sa répartition sur les 2è, 4è, 5è et 6è notes du thème initial, la force qui façonne et génère le thème proprement dit. Enfin dans la deuxième triple fugue, l'idée de B-A-C-H donne vie au second thème, si on pre,d les 7è, 6è et 4è notes et si on les transpose en si bémol-la-do-si ; l'idée BACH se révélera alors comme la force créatrice du thème.
Reste enfin le contrepoint 18, la quadruple fugue inachevée "sur laquelle le compositeur est mort", comme écrivit par la suite dans la partition inachevée C.P.E Bach. Dans la troisième des 4 fugues prévue pour cette énorme construction, Bach s'introduit lui-même au moyen de son nom comme thèmeprincipal : B-A-C-H. Certes il fut toujours conscient du fait que son nom était traduisible musicalement, en une musique du genre le plus nouveau, le genre expressif chromatique. Nous savons que, pour la quatrième partie de la quadruple fugue 18, il avait pensé à une fugue inversée, bâtie sur la synthèse des premiers trois thèmes avec addition du thème fondamental de toute l'oeuvre. Encore une fois, les trois premières fugues à un, deux, trois thèmes, résument dans une progression colossale toutes les possibilités stylistiques développées dans la première partie. La quatrième fugue aurait dû les accueillir en une vision totale, tel un miroir de la stricte observance des règles et une projection vers le futur.
Ainsi, de même qu'il m'a semblé pouvoir résoudre l'énigme du plan de Bach sur la base des manuscrits existants, j'ai aussi trouvé en eux la justification de ma propre orchestration. Bach a centré les contrepoints 1 et 2 sur le phénomène fondamental de l'inversion. La forme originale (rectus) a toujours un caractère affirmatif, au moins prononcé, tandis que son inversion (inversus) a un caractère interrogatif, plutôt indéterminé. À ces deux formes correspondent les deux familles d'instruments : les vents, naturellement affirmatifs et à la formulation précise, auxquels s'opposent les cordes, plus portées à créer des atmosphères et à être interrogatives.
J'ai donc confié aux vents toutes les formes de rectus et aux cordes toutes les formes d'inversus. Il en résulte une dialectique de l'exposition et de l'expression propre à l'oeuvre qui se rappriche considérablement de mon idéal : communique à l'auditeur, de manière directe, le message le plus savant et le plus difficile à comprendre et, de temme manière qu'en écoutant l'oeuvre,  il ne doive plus rechercher ce qu'elle veut lui communiquer, car tout ce qui lui est transmis est immédiatement identifiable avec l'instantanéité d'une prise de conscience»
En mars 1966, Scherchen est à Paris ; le 23, la Télévision française filme une répétition de l'Art de la Fugue en l'Église Saint Roch. Ce document existe également et est très émouvant car il nous montre Scherchen moins de trois mois avant sa mort. On y voit un homme de près de 75 ans, fatigué par les tournées américaines, "aux prises" avec quelques musiciens français à l'esprit trop "fonctionnarisé" à son goût, mais avant tout un homme illuminé par la musiaque de Bach.
Ce sera sa dernière interprétation de l'oeuvre. Son parcours terrestre se termine le 12 juin suivant à Florence, à l'occasion de la créations de l'/Ophéide/ de Malipero.
Ainsi s'achevait une vie de plus de cinquante années consacrées à la Musique, dont trente-huit à l'oeuvre géniale de Jean-Sébastien Bach.
Ce nouveau long et passionnant article de MELMOTH est la retranscription de la plaquette écrite par *René Trémine*, et traduite par *Myriam Scherchen*, accompagnant le superbe et indispensable double CD (Tahra 108/109), "Hermann Scherchen répète et dirige son instrumentation de l'Art de la Fugue"...
La répétition (en anglais, mais traduite en français dans la plaquette), dure 26.50 minutes, et est bien entendu passionnantissime...

Date Sujet#  Auteur
15 May 22 o Ça continue...1MELMOTH

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