Des mots, des notes. P. comme Piano (2)

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Sujet : Des mots, des notes. P. comme Piano (2)
De : b.suisseVotreculotte (at) *nospam* gmail.com (Paul & Mick Victor)
Groupes : fr.rec.arts.musique.classique
Date : 27. Sep 2023, 18:21:34
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[P. comme Piano] :
"En traversant un verger abandonné, je grimpai dans un vieil amandier, et je remplis mes poches d'amandes que l'on appelle « Princesses » parce que leur coque est très fine, et qu'on peut la casser entre le pouce et l'index. Puis, d'un pas de promeneur, et m'arrêtant de temps à autre comme pour admirer le paysage, je m'approchai de la maison des nobles. Lorsque je parvins au coin de la longue bâtisse, je risquai un œil. Sur la terrasse, il n'y avait personne; mais j'entendis le son d'un piano.
Je pensai que sa mère lui donnait une leçon, et j'avançai sans bruit, en longeant le mur, vers cette musique. La fenêtre était ouverte : encore un pas, et je vis le dos d'Isabelle. C'était elle qui jouait, et des deux mains en même temps ! Je fus confondu de surprise et d'admiration. Les petits doigts bruns couraient sur les touches, un mince bracelet d'argent dansait autour de son poignet. Parfois, elle levait très haut une main qui restait suspendue en l'air une seconde, puis retombait, avec une vitesse incroyable, sur plusieurs notes à la fois, comme un épervier sur des hirondelles.
Je ne bougeais pas plus qu'une statue, je regardais la crispation des fragiles épaules, et la petite nuque pâle entre deux tresses de soie brillante : mais la musique s'arrêta soudain, et Isabelle tourna la tête vers moi ; elle sourit et elle dit : « Je vous ai vu arriver dans le vernis du piano. Ça te plaît cette musique ?
— Oh oui !
— C'est un morceau difficile. Je ne le sais pas encore très bien, mais je l'étudie tous les jours. Je dois le jouer pour la fête de mon père, le mois prochain. Je vais le recommencer pour toi. Entre ! Maman n'est pas là. Elle est allée à la rencontre du poète parce qu'il a congé cet après-midi. » Je sautai sur le bord de la fenêtre, puis sur le beau tapis. Elle tourna rapidement les pages d'un album de musique, puis, tout en massant ses doigts, elle dit : « Approche-toi. » À ma grande surprise, elle me fit asseoir sur le sol, tout contre le flanc du piano, et m'ordonna d'appliquer mon oreille sur la noire paroi d'ébène : ce que je fis docilement. J'attendis, déjà extasié.
À cette époque, le phonographe était encore un appareil magique, réservé aux seuls millionnaires, et la radio n'existait pas. Pour écouter de la vraie musique, il fallait aller au concert ou à l'opéra, et le prix d'une place, en ces lieux sacrés, atteignait un demi-louis d'or.
Jusque-là, je n'avais donc entendu rien d'autre que la musique militaire du dimanche (dont le triomphe était Poète et Paysan), la guitare des chanteurs des rues, les gammes lointaines d'une voisine inconnue, et les sons charmants, mais filiformes, de la petite flûte de mon père. Tout neuf et brûlant de curiosité, je fermai les yeux. 
Soudain, j'entendis sonner puissamment des cloches de bronze. D'abord un peu espacées, comme les premières gouttes d'une pluie d'été; puis elles se rapprochèrent et se réunirent en accords triples et quadruples, qui tombaient en cascades les uns sur les autres, puis ruisselaient et s'élargissaient en nappes sonores, trouées tout à coup par une rebondissante grêle de notes rapides, tandis que le tonnerre grondait au loin dans de sombres basses qui résonnaient jusqu'au fond de ma poitrine. Une tendre mélodie errait sous cet orage : elle s'élançait par moments vers le ciel, et grimpant jusqu'en haut du clavier, elle faisait trembler dans la nuit de blanches étincelles de musique. Je fus d'abord abasourdi, puis bouleversé, puis enivré. La tête vibrante et le cœur battant, je volais, les bras écartés, au- dessus des eaux vertes d'un lac mystérieux : je tombais dans des trous de silence, d'où je remontais soudain sur le souffle de larges harmonies qui m'emportaient vers les rouges nuages du couchant.
Je ne sais pas combien de temps dura cette magie. Enfin, sur le bord d'une falaise, quatre accords, l'un après l'autre, ouvrirent lentement leurs ailes, s'envolèrent et disparurent dans une brume dorée, tandis que les échos de l'ébène n'en finissaient plus de mourir…"
Marcel Pagnol : Le temps des secrets. Pastorelly, 1960.
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Paul & Mick Victor
Va boire un petit pastis.

Date Sujet#  Auteur
27 Sep 23 o Des mots, des notes. P. comme Piano (2)1Paul & Mick Victor

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