Des mots, des notes. L. comme Leçon particulière

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Sujet : Des mots, des notes. L. comme Leçon particulière
De : b.suisseVotreculotte (at) *nospam* gmail.com (Paul & Mick Victor)
Groupes : fr.rec.arts.musique.classique
Date : 28. Sep 2023, 22:04:45
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[L. comme Leçon particulière] :
"LUI. — J’arrivais. Je me jetais dans une chaise : « Que le temps est mauvais ! que le pavé est fatigant ! » Je bavardais quelques nouvelles : « Mademoiselle Lemierre devait faire un rôle de vestale dans l’opéra nouveau. Mais elle est grosse pour la seconde fois. On ne sait qui la doublera. Mademoiselle Arnould vient de quitter son petit comte. On dit qu’elle est en négociation avec Bertin. Le petit comte a pourtant trouvé la porcelaine de monsieur de Montamy. Il y avait au dernier Concert des amateurs, une Italienne qui a chanté comme un ange. C’est un rare corps que ce Préville. Il faut le voir dans le Mercure galant ; l’endroit de l’énigme est impayable. Cette pauvre Dumesnil ne sait plus ni ce qu’elle dit ni ce qu’elle fait. Allons, Mademoiselle ; prenez votre livre. » Tandis que Mademoiselle, qui ne se presse pas, cherche son livre qu’elle a égaré, qu’on appelle une femme de chambre, qu’on gronde, je continue, « La Clairon est vraiment incompréhensible. On parle d’un mariage fort saugrenu. C’est celui de mademoiselle, comment l’appelez-vous ? une petite créature qu’il entretenait, à qui il a fait deux ou trois enfants, qui avait été entretenue par tant d’autres. — Allons, Rameau ; cela ne se peut, vous radotez. — Je ne radote point. On dit même que la chose est faite. Le bruit court que de Voltaire est mort. Tant mieux. — Et pourquoi tant mieux ? — C’est qu’il va nous donner quelque bonne folie. C’est son usage que de mourir une quinzaine auparavant. » Que vous dirai-je encore ? Je disais quelques polissonneries, que je rapportais des maisons où j’avais été ; car nous sommes tous, grands colporteurs. Je faisais le fou. On m’écoutait. On riait. On s’écriait, « il est toujours charmant ». Cependant, le livre de Mademoiselle s’était enfin retrouvé sous un fauteuil où il avait été traîné, mâchonné, déchiré, par un jeune doguin ou par un petit chat. Elle se mettait à son clavecin. D’abord elle y faisait du bruit, toute seule. Ensuite, je m’approchais, après avoir fait à la mère un signe d’approbation. La mère : « Cela ne va pas mal ; on n’aurait qu’à vouloir ; mais on ne veut pas. On aime mieux perdre son temps à jaser, à chiffonner, à courir, à je ne sais quoi. Vous n’êtes pas sitôt parti que le livre est fermé, pour ne le rouvrir qu’à votre retour. Aussi vous ne la grondez jamais… »
Cependant comme il fallait faire quelque chose, je lui prenais les mains que je lui plaçais autrement. Je me dépitais. Je criais « Sol, sol, sol ; Mademoiselle, c’est un sol. » La mère : « Mademoiselle, est-ce que vous n’avez point d’oreille ? Moi qui ne suis pas au clavecin, et qui ne vois pas sur votre livre, je sens qu’il faut un sol. Vous donnez une peine infinie à Monsieur. Je ne conçois pas sa patience. Vous ne retenez rien de ce qu’il vous dit. Vous n’avancez point… » Alors je rabattais un peu les coups, et hochant de la tête, je disais, « Pardonnez-moi, Madame, pardonnez-moi. Cela pourrait aller mieux, si Mademoiselle voulait ; si elle étudiait un peu ; mais cela ne va pas mal. » La mère : « À votre place, je la tiendrais un an sur la même pièce. — Oh pour cela, elle n’en sortira pas qu’elle ne soit au-dessus de toutes les difficultés ; et cela ne sera pas si long que Madame le croit. » La mère : « Monsieur Rameau, vous la flattez ; vous êtes trop bon. Voilà de sa leçon la seule chose qu’elle retiendra et qu’elle saura bien me répéter dans l’occasion. » – L’heure se passait. Mon écolière me présentait le petit cachet, avec la grâce du bras et la révérence qu’elle avait apprise du maître à danser. Je le mettais dans ma poche, pendant que la mère disait : « Fort bien, Mademoiselle. Si Javillier était là, il vous applaudirait. » Je bavardais encore un moment par bienséance ; je disparaissais ensuite, et voilà ce qu’on appelait alors une leçon d’accompagnement.
MOI. — Et aujourd’hui, c’est donc autre chose.
LUI. — Vertudieu, je le crois. J’arrive. Je suis grave. Je me hâte d’ôter mon manchon. J’ouvre le clavecin. J’essaie les touches. Je suis toujours pressé : si l’on me fait attendre un moment, je crie comme si l’on me volait un écu. Dans une heure d’ici, il faut que je sois là ; dans deux heures, chez madame la duchesse une telle. Je suis attendu à dîner chez une belle marquise ; et au sortir de là, c’est un concert chez monsieur le baron de Bacq, rue Neuve-des-Petits-Champs.
MOI. — Et cependant vous n’êtes attendu nulle part ?
LUI. — Il est vrai.
MOI. — Et pourquoi employer toutes ces petites viles ruses-là ?
LUI. — Viles ? et pourquoi, s’il vous plaît ? Elles sont d’usage dans mon état. Je ne m’avilis point en faisant comme tout le monde. Ce n’est pas moi qui les ai inventées. Et je serais bizarre et maladroit de ne pas m’y conformer."
Denis Diderot : Le Neveu de Rameau. 1773.
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Paul & Mick Victor
Certains se reconnaîtront peut-être ?

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28 Sep 23 * Des mots, des notes. L. comme Leçon particulière2Paul & Mick Victor
29 Sep 23 `- Re: Des mots, des notes. L. comme Leçon particulière1MELMOTH

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