Naufrage

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Sujet : Naufrage
De : b.suisseVotreculotte (at) *nospam* gmail.com (Paul & Mick Victor)
Groupes : fr.rec.arts.musique.classique
Date : 29. Sep 2023, 09:02:49
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Je viens de tomber (sans me faire mal, rassurez-vous) sur un ouvrage de Jacques Attali intitulé "Les Chemins de l'essentiel" (Fayard, 2018), dans lequel l'auteur se propose d'indiquer - de prescrire - au lecteur "tout ce qu'il faut avoir lu, vu, écouté et tenté". Programme ambitieux, voire pharaonique, puisqu'Attali l'étale sur 40 ans : "Pour parcourir tout le chemin de l’essentiel et connaître la totalité des titres nommés plus haut, il faut environ 200 heures pour la musique, 280 heures pour les films, 280 heures pour le théâtre, 700 heures pour les romans, autant pour les essais, 100 heures pour contempler les œuvres d’art, soit environ 2 300 heures ; soit environ une heure par semaine entre 25 et 65 ans. Une heure, chaque semaine de sa vie d’adulte, et on connaît absolument tout de l’essentiel. Est-ce trop demander ?"
Dans chaque domaine artistique (littérature, cinéma, musique, peinture, architecture, etc.), Attali dresse donc les listes des 140 œuvres "essentielles" qu'il faut connaître "pour bien vivre". La démarche est périlleuse. S'il est légitime de dire : "Voilà les cent quarante œuvres musicales que je préfère" (au risque que le lecteur s'en tamponne complètement), il est beaucoup plus délicat de dire : "Voilà les cent quarante œuvres que vous devez impérativement connaître". Il y a là un petit côté mentor, gourou, assez irritant, et la question se pose forcément : "Qui est-il, celui-là, et quelle légitimité a-t-il pour m'indiquer ce que je dois connaître ? Est-il un musicologue reconnu ? un littérateur incontesté dont l'opinion fait autorité ? un critique cinématographique compétent ?" Je fais confiance à Philippe Etchebest pour ses "100 recettes pas chères pour tous les jours" (j'en réalise souvent, avec des résultats très satisfaisants), mais je suis beaucoup plus dubitatif quant aux "100 livres incontournables à commander à votre librairie" de Télérama. Philippe Etchebest a fait la preuve de ses compétences en matière culinaire, je ne suis pas sûr que Télérama soit une référence "incontournable" en matière de littérature.
Cette critique, Attali la devance : "Aussi bien des gens se révolteront-ils contre l’idée qu’on puisse dresser une liste unique et officielle de chefs-d’œuvre ; affirmant que c’est une idée naïve, d’ignorant ou de parvenu de la culture ; et que chacun, surtout les spécialistes les plus pointus de chaque domaine, peut, et doit, dresser sa propre liste. Sans avoir à s’embarrasser des prétendus incontournables chefs-d’œuvre d’une prétendue humanité rassemblée. Ni de conseils d’experts autoproclamés."
Mais les arguments qu'il avance ensuite ne répondent en rien à cette critique : "Et pourtant, je suis convaincu qu’on [qui "on" ?] peut nommer quelques trésors absolus de la création humaine, auxquels chaque être humain, où qu’il soit sur la planète, gagnerait énormément à être confronté [à condition, bien sûr, que l'œuvre soit traduite dans sa langue et disponible dans son pays, à condition, bien sûr, que ses structures de pensée, ses conceptions philosophique, religieuse, sociale, politique lui permettent de les appréhender]. Une liste universelle [mais à l'usage exclusif, évidemment, de l'homme occidental, ou occidentalisé, car en matière d'art, l'universalisme n'existe pas], nourrie de toutes les cultures, sans cesse élargie. Une liste d’œuvres qu’il faut connaître [qui l'a décrété ?], ne serait-ce que pour les rejeter. Des œuvres dont la fréquentation permet de vivre mille vies virtuelles et de mieux se mouvoir dans le monde réel."
Démarche périlleuse aussi, car si l'on s'adresse à un public connaisseur, il ne sera évidemment pas d'accord avec les listes proposées (et il n'aura d'ailleurs aucun besoin d'une liste). Et si l'on veut toucher un public entièrement novice, il ne sera peut-être pas très pertinent de lui proposer, en premier choix des romans "essentiels" à lire, "Le dit du Genji" de Murasaki Shikibu, une œuvre japonaise du XIe siècle : "À l’époque de Heian, dans une langue d’une bouleversante beauté, une Japonaise raconte la vie des princes impériaux. Une geste qui dit tout de l’universalité des sentiments humains. J’adore m’y promener." Qu'Attali adore ce livre, tant mieux pour lui. Mais un bon pédagogue devrait-il pas d'abord se demander si ses élèves l'adoreront, eux aussi ? (C'est peut-être un excellent livre, par ailleurs, je ne le connais pas, mais ce premier choix me paraît pour le moins exotique. D'autant que, pleurez mes yeux, les Liaisons dangereuses ne figurent pas dans la liste).
Ce type de listes, qu'on trouve jusqu'à l'écœurement sur Internet (les dix livres à emporter sur une île déserte, les vingt meilleurs films d'espionnage, les cent livres du siècle, etc.) a pour effet principal de transformer le lecteur, l'auditeur ou le spectateur, en consommateur, et l'ouvrage en produit. Le consommateur, on le sait, a horreur d'être pris pour une bille, c'est pourquoi, avant un achat important, il consulte les sites ou les revues spécialisées, épluche les comparatifs, les études, les avis, les sondages. Du côté de celui qui établit la liste, il peut y avoir diverses motivations. Si l'on excepte les objectifs purement commerciaux (dans ce cas, ce n'est ni plus ni moins que de la publicité), si l'on excepte les conseils "sociétaux", souvent également très commerciaux (voilà ce qu'il faut lire, écouter, si vous voulez être dans le vent, dernier cri, en vogue, moderne, tendance, câblé, dans le coup, in, branché, chébran, etc.) il s'agit principalement d'afficher publiquement ses goûts, ses préférences. La liste n'est plus, dans ce cas : "Voilà ce que vous devriez lire" (écouter, voir, faire, acheter, etc.), mais : "Voilà ce que j'aime lire" (écouter, voir, faire, etc.) Cela peut avoir un intérêt si celui qui consulte la liste éprouve quelque sympathie, ou quelque admiration, ou quelque intérêt pour celui qui l'a dressée. Elle joue dans ce cas le rôle de l'ami qui vous conseille tel livre, ou tel film qu'il a aimé. On est d'autant plus enclin à suivre le conseil qu'on estime celui qui le prodigue (et l'on s'en trouve parfois fort bien). Mais si l'on n'éprouve qu'indifférence, voire prévention ou hostilité envers le conseiller, cela tombera à plat, ou pourra même avoir l'effet inverse. N'éprouvant aucune sympathie particulière pour Jacques Attali, je n'ai nulle envie de me procurer "Le dit du Genji".
Il est rare que le dresseur de liste soit un pédagogue, c'est-à-dire qu'il laisse de côté ses goûts et ses inclinations pour prendre en considération ceux des lecteurs auxquels il s'adresse. La démarche supposerait évidemment qu'on sache à qui l'on s'adresse, quel est son niveau, quelle est son implication. On ne proposerait pas la même liste de lectures à un agrégé de lettres et à un gamin de 15 ans. Si un novice complet me demandait des conseils pour s'initier au jazz, il me semble que je ne l'orienterai pas d'emblée vers Charlie Parker ou Dizzy Gillespie. Je lui conseillerais sans doute de commencer par Sidney Bechet ou Louis Armstrong. À moins, c'est plus probable, que je ne l'envoie sur les roses en lui conseillant de se démerder par lui-même, de se brancher sur radio-jazz, d'acheter éventuellement quelques bouquins de vulgarisation pour connaître les grandes tendances, de s'user les didis sur le manche de sa guitare, sur les touches de son piano ou sur le vieux saxophone de grand-père récupéré au grenier, parce qu'après tout, le jazz n'est pas une discipline scolaire. Ça s'apprend tout seul, comme la première cigarette qu'on fume en cachette dans les chiottes, et si au moins il y avait une fenêtre pour chasser l'odeur.
Pour en revenir au livre d'Attali, ses conseils ne sont pas forcément mauvais, je dirais qu'ils sont absolument inutiles, même prodigués avec force de "bouleversant" (60 occurrences), "absolu" (40 occurrences), "mythique" (22 occurrences), "sublime" (15 occurrences), plusieurs "grandiose", "fabuleux", "incontournable", "jubilatoire", etc. Je tourne la dernière page sans aucune envie, sans avoir rien découvert, sans qu'ait crépité la moindre étincelle de curiosité. J'ai perdu mon temps (mais heureusement, pas mon argent. C'est un livre piraté, évidemment).
Dans le domaine de la musique, je donne ici les dix premiers titres proposés :
1. Jean-Sébastien Bach, Les Variations Goldberg (1742) : "La perfection absolue… etc." "De préférence par Glenn Gould (1956)". La suggestion est précédée d'un astérisque, qui signale, selon Attali, "les œuvres qu’on peut recommander particulièrement aux plus jeunes." Pour les plus jeunes, j'aurais plutôt conseillé la Badinerie de la suite en si ou l'ouverture de la Cantate des paysans. On ne doit pas avoir fréquenté les mêmes jeunes.
2. Wolfgang Amadeus Mozart, Ave verum (1791) : "Mozart nous emporte ici en moins de cinq minutes dans les plus grandes hauteurs de l’esprit. Pour ma part, je suis submergé par l’émotion chaque fois que je l’entends. Et différemment quand je le dirige. Dans l’interprétation de Leonard Bernstein (1990)." Attali nous apprend ici que, non content d'être mélomane averti, parfois "submergé par l'émotion", il est aussi chef de chœur. C'est encore une œuvre "qu'on peut recommander particulièrement aux plus jeunes". Il est certain que l'Ave verum est beaucoup plus chic que la Petite musique de nuit, tellement populaire, pouah !
Je passe vite sur les items suivants, afin de ne pas allonger outre mesure cette contribution, mais les commentaires valent parfois leur pesant de cacahouètes.
3. Ludwig van Beethoven, le 14e Quatuor (1827). "Dans la version du quatuor Vlach." (une œuvre "qui se mérite").
4. Vincenzo Bellini, « Casta Diva » dans Norma (1831). "Dans la version vacillante de la Callas, enregistrée en 1954."
5. Franz Liszt, la Bénédiction de Dieu dans la solitude (1853) : "Une œuvre mystique, pour piano, d’une perfection mélodique et harmonique absolue." "Dans la version d’Arthur Rubinstein". (ici encore, une œuvre recommandée aux plus jeunes).
6. Sergueï Rachmaninov, le 2e Concerto pour piano (1901). "Quand je suis mélancolique ou qu’un chagrin me submerge, c’est vers lui que je me tourne." On notera qu'Attali est souvent "submergé", par l'émotion, par la tristesse, par le chagrin, par la douleur, et l'on compatira, parce qu'il doit être bien inconfortable de vivre continuellement au milieu des tsunamis.
7. Gustav Mahler, l’adagietto de la 5e Symphonie (1902). "Un mouvement symphonique qui nous emporte au plus profond de l’âme humaine. Dans la version d’Otto Klemperer." J'espère qu'il a emporté sa lampe de spéléologue pour s'éclairer "au plus profond de l'âme humaine", c'est qu'on ne doit pas voir grand-chose, là-dedans, et, bien sûr, une corde pour s'en extraire. On notera ces deux mouvements contraires : vers le haut, avec Mozart "les plus grandes hauteurs de l'esprit", et vers le bas, avec Mahler : "le plus profond de l'âme humaine". Mais comme tout ça ne veut, finalement, rien dire, que c'est du bruit, du blabla de remplissage, on doit pouvoir intervertir et attribuer sans choquer "le plus profond de l'âme humaine" à Mozart et "les plus grandes hauteurs de l'esprit" à Mahler. Ou même "le plus profond de l'esprit" et "les plus grandes hauteurs de l'âme", à Beethoven, Schubert, ou à qui l'on veut. C'est comme les slips taille unique, c'est élastique, ça s'adapte à tous les culs.
8. Richard Strauss, le trio final de l’opéra Le Chevalier à la rose (1911). "Si je ne devais choisir qu’une œuvre musicale, ce serait celle-là." "Dans la version d’Elisabeth Schwarzkopf."
9. Thelonious Monk, Blue Monk (1954). "3 min 42 jubilatoires, parfaites, si rares."
10. The Beatles, White Album (1968). "La même année, le sublime « Hey Jude », écrit par Paul McCartney pour le jeune fils de John Lennon, au moment où ses parents se séparaient et où le groupe commençait à vaciller." Ici, Attali veut sans doute montrer que, même si ses références datent un peu, il est loin d'être un vieux con, et qu'il sait apprécier les "sublimes" mélodies de Paul McCartney. Malheureusement, il ne nous dit pas si le "sublime" Hey Jude monte plutôt vers les plus grandes hauteurs de l'esprit ou plonge au plus profond de l'âme humaine - ou fait le yoyo entre les deux.
Je ne vais pas dérouler toute la liste. Parmi les 130 titres qui restent (la liste qui se termine par Steve Reich, Musique pour 18 musiciens, 1976), on trouve Ravel, Rossini, Haendel, Beethoven, Brahms, Mendelssohn (la 5e symphonie, la plus chiante, pourquoi pas l'Italienne ou l'Écossaise ?), Tchaikovsky, Monteverdi, Sibelius, Wagner, Debussy, et t'essaieras, et t'essaieras, c'est-à-dire à peu près tout le monde, ce qu'on trouve dans toutes les listes "d'incontournables", plus quelques curiosités très chics et très raffinées : les chants sacrés tibétains du monastère du Ne Chung : "Musique très profonde pour développer la méditation. D’innombrables versions, plus ou moins authentiques. Choisir celle des moines Gelugpa." ou "Chunhyang-ga, XVIIe siècle : Un pansori, récit chanté coréen" et, en vrac, Queen, Keith Jarrett, Miles Davis, Louis Armstrong, Woodstock, pour montrer son éclectisme et son ouverture d'esprit.
On trouvera le même type de liste pour le cinéma, 140 films "essentiels", dont bien sûr, à la 2e place, après le Dictateur de Chaplin, le sempiternel Citizen Kane, unaniment célébré par l'intelligentsia comme le plus grand, le plus extraordinaire, le plus sublime, le plus génial film du monde, celui qu'il est tellement génial qu'il n'y a même plus de mots pour le qualifier, et qui m'a toujours souverainement emmerdé, je ne dois pas faire partie de l'intelligentsia. Et pas un seul film de Fellini. Ou bien c'est un oubli, ou bien ce n'est pas, contrairement à Orson Welles, un cinéaste essentiel aux yeux d'Attali.
Certes, il est facile de persifler, le but de cette contribution n'est pas de démolir, coûte que coûte, le livre d'Attali (il le fait très bien lui-même), mais peut-être de mettre le doigt sur les errements qui ont conduit à la désagrégation et à l'effondrement de la culture en France, principalement à partir des années Mitterrand. La bande à Tonton, les Jack Lang, Frédéric Mitterrand, Attali, ont scié les barreaux des échelles de valeur, ce qui a mené à l'idée que "tout se vaut, après tout", qu'un texte indigent de rappeur à trois balles n'a pas moins de valeur qu'un texte de Rimbaud, que le "sublime" Hey Jude des Beatles est au niveau du "sublime" Ave verum de Mozart, qu'un homard en plastique de Jeff Koons n'a pas moins de qualité artistique qu'un groupe du Bernin. Bien sûr, il y a eu des précédents. Bien sûr, les dadas, les surréalistes, l'urinoir de Duchamp, les soupes Campbell's d'Andy Warhol, les monuments empaquetés de Christo, bien sûr les 4'33" de John Cage. Mais personne n'était dupe, tout le monde comprenait bien que ces démarches relevaient de la recherche, de l'expérimentation ou de la provocation. Aujourd'hui, vu la bouillie qui fermente dans le crâne de beaucoup de mes contemporains, surtout parmi les plus jeunes, j'en suis beaucoup moins sûr.
Dans sa liste, Attali cite le premier concerto pour violon de Bartok : "À l’apogée du romantisme, au bord de la dissonance. Si intense par Renaud Capuçon." François Mitterrand, dans une de ses Lettres à Anne (Gallimard, 2016) évoquait, lui aussi, ce concerto : "J’ai remis le concerto no 1 pour violon et orchestre de Bartók (au violon, David Oïstrakh). La musique a empli mon bureau. Je l’ai écoutée sans rien faire, pénétré peu à peu, moi-même mouvement et rythme, qui se dissipent en s’accomplissant. Mon âme perçoit la signification fugitive des sons et compose sa propre symphonie. Je sens se mouvoir en moi une sensibilité où toute caresse serait déjà douleur et toute douleur dénouée pour une image, un sourire, pour l’espérance d’un absolu que les choses à la fois refusent et promettent." Bon sang, qu'il écrivait bien, l'animal, et qu'elle devait mouiller sa culotte, Anne, de recevoir des lettres de cette qualité ! Comme cela s'enchaîne, coule harmonieusement, parsemé de délicates allitérations et de subtiles dissonances. Quel dommage qu'il n'ait pas consacré sa vie à l'écriture plutôt qu'à la politique, Tonton !
D'Attali, je n'avais lu que "Bruits", publié en 1977. C'est un livre passionnant, brillant, regorgeant d'idées, de contenu, un ouvrage qui agite délicieusement les neurones, jongle avec les idées, suscite la réflexion et invite à l'approfondissement. Qu'on puisse tomber si bas a quelque chose de tragique. Quel naufrage !
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Paul & Mick Victor
Les femmes et les enfants d'abord

Date Sujet#  Auteur
29 Sep 23 * Naufrage3Paul & Mick Victor
29 Sep 23 +- Re: Naufrage1Ad Musicam
29 Sep 23 `- Re: Naufrage1MELMOTH

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