Physionomies de la bohème 3 de Jules Levallois

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Sujet : Physionomies de la bohème 3 de Jules Levallois
De : monsieur.karamako (at) *nospam* orange.fr (karamako)
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Date : 21. Jun 2023, 21:32:14
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MELVIL-BLONCOURT (21 février 1850 dans Le XIXe siècle)
Les personnes qui n’ont entendu parler de Melvil-Bloncourt que comme député de l’Extrême-Gauche, à l’Assemblée constituante de 1871, condamné à mort (par contumace), en tant que l’un des adhérents de la Commune, ne peuvent certainement pas avoir de lui une très juste idée. Elles se le représentent sans doute sous les traits d’un farouche montagnard, voué exclusivement à la politique. Rien n’est moins exact. Melvil, ainsi que la plupart des hommes de la génération à laquelle il appartenait, fut un républicain très sincère et très ardent, mais c’était surtout et foncièrement un homme de lettres. On sait, d’ailleurs, par quelle complication funeste, élu déjà représentant de son pays natal, la Guadeloupe, et ne le sachant pas encore, il se trouva enfermé dans Paris et obligé d’accepter de Cluseret, avec lequel le journalisme l’avait mis en rapport, une petite situation dans les bureaux qui lui permît provisoirement de subsister. Il toucha, je crois, en trois mois, quatre ou cinq cents francs, et c’est pour ce crime sans pareil que ses augustes et inflexibles collègues le contraignirent à sortir de France, l’envoyèrent réellement à la mort, car ce créole délicat, frileux, commençant à s’éloigner de la jeunesse, probablement privé des ressources nécessaires, ne put supporter la température glaciale de Genève, et tomba frappé sans avoir pu se défendre.
  Mais laissons cette lugubre histoire ; c’est de Melvil jeune encore que je veux parler. J’ai dit qu’il aimait les lettres à la passion, et ce dut être une de ces grandes douleurs, en mai 1871, que de voir brûler cette aimable et riche bibliothèque du Louvre, où nous avions jadis tant travaillé ensemble. C’est là que nous nous étions connus, en 1850, et qu’un étudiant de mes camarades m’avait présenté à lui. Cette bibliothèque, située dans les bâtiments du bord de l’eau, à l’extrême limite de la place du Carrousel, avait, si mes souvenirs ne me trompent pas, fait partie, avant 1848, du domaine royal. Je crois même me rappeler que les volumes (il y en avait, hélas ! soixante ou quatre-vingt mille) conservaient, quoique en République, cette estampille : Bibliothèque du roi.
Ce qui est resté bien présent à ma mémoire, ce sont les souriantes et engageantes figures des bibliothécaires. Il y en avait quatre : M. Barbier, le digne fils du savant bibliographe ; M. Aurélien de Courson, un érudit de bonne compagnie ; M. Vallery-Radot ; écrivain de talent, d’une modestie rare, d’une affabilité parfaite et dont le fils, René Vallery, l’auteur populaire du Volontaire d’un an, rappelle les charmantes et sérieuses qualités. J’ai gardé pour le dernier M. Damas-Hinard, la plus gracieuse physionomie de vieillard qui se puisse imaginer. Il avait la politesse exquise, un peu méticuleuse et façonnière des hommes d’une certaine bourgeoisie sous l’ancien régime. Il devint plus tard secrétaire des commandements de l’impératrice Eugénie, et c’était absolument sa vocation que de remplir un semblable poste, tout de bonne grâce et de courtoisie. Il s’y trouvait à coup sûr moins dépaysé que dans la chaire du Collège de France, où, sous Louis-Philippe, on avait essayé de le substituer à Edgar Quinet, ce qui avait donné lieu à des vers bouffons, débutant ainsi :
Damas-Hinard qui n’est
Qu’un paltoquet
Et qu’un criquet.
et, chose beaucoup plus grave, à des troubles prolongés dans le quartier latin. En toute autre circonstance, la présence de M. Damas-Hinard dans la chaire des littératures du Midi n’eût paru aucunement déplacée, car il connaissait très bien l’espagnol et on lui doit des traductions très estimables de Lope de Vega et de Calderon. Du reste, de cette campagne malencontreuse il n’avait gardé nul souvenir amer, et son humeur, toujours égale, faisait notre admiration.
On le voit, ces hommes excellents n’appartenaient pas à l’abominable race des bibliothécaires arrogants et hargneux qui veillent, comme des dogues, sur des livres que d’ailleurs ils ne lisent pas. Ceux-ci, au contraire, mettaient le fonds et le tréfonds de la bibliothèque à notre disposition, et Dieu sait si nous profitions de l’aubaine ! À notre première entrevue, Melvil m’avait fait passer une sorte d’examen sur Kant, Fichte, Schelling, Hegel et, satisfait de mes réponses, il s’était écrié : « Jeune homme, vous vous êtes nourris de le moelle des lions ! Vous êtes digne de lire Barchou de Penhoën ! » J’étais aussi surpris que flatté d’avoir tant absorbé de la moelle des lions, et je ne demandais qu’à lire Barchou, l’ancien camarade de Balzac et de Dufaure au collège de Vendôme, historien lucide et métaphysicien profond, trop oublié aujourd’hui.
Je touche ici à l’un des côtés bien particuliers du caractère de Melvil-Bloncourt. Il aimait la singularité en tout, et ce goût se marquait dans sa très abondante et très variée culture intellectuelle. Il abordait de préférence et pratiquait avec délice les auteurs presque inconnus, quelque peu hérissés et abstrus à l’occasion. Son grand cheval de bataille était le philosophe Hoëné Wronski. Pour lui, cet écrivain aux formules barbares était un prophète et un révélateur. Il goûtait aussi beaucoup les recherches bizarres de Fabre d’Olivet, l’Homme du désir et le Leviathan de Saint-Martin, la fin mystique du XVIIIe siècle ; la Palingénésie de Ballanche. En fait de romans, il citait volontiers ceux d’Hippolyte Bonnellier et de Gustave Drouinpau, le Portefeuille vert ou Résignée. Par ces échappées à travers l’étrange, l’obscur ou le paradoxal, ce gentil et libre esprit s’affranchissait et nous affranchissait des lectures de commande, des plates redites, des admirations clichées. Plus d’un autour du savant et confiant rêveur en bénéficia, qui ne s’en est point vanté.
Parmi les camarades que Melvil entraînait avec lui dans d’interminables promenades à la tour de Croüy, à Aulnay, à Bièvre, à Vélizy, les habiles s’entendaient pour le faire causer, ce qui n’était pas bien difficile, et, en dirigeant adroitement la conversation, il y avait toujours chance de tirer à soi quelque bribe d’une érudition, mêlée sans doute, mais vaste. On partait dès l’aurore, quelquefois dans la nuit, comme il arriva lors d’une fameuse course à Versailles, accomplie, aller et retour, en quelques heures, par Melvil-Bloncourt, Alfred Delvau et Marc Trapadoux. Lorsque les temps n’étaient pas trop durs, or : s’arrêtait à l’un des modestes bouchons de la route et l’on dissertait à perte de vue en humant le piot, car. disait plaisamment notre philosophe : « Je ne comprends pas la campagne sans quelques litres. » Que les gens sobres se rassurent ! Ces paisibles agapes n’ont jamais dégénéré en orgies. Celles-ci n’ont existé que dans le cerveau des bohèmes et dans leurs écrits, les festins de Balthazar leur étant interdits par l’anémie chronique de leur porte-monnaie. Deux ou trois pauvres diables, dont je parlerai plus tard, se sont laissé corrompre et terrasser par l’absinthe ; mais en général ces causeurs, ces flâneurs, ces rêveurs, étaient d’une sobriété remarquable : ils ne se grisaient que de théories et de paroles.
On se tromperait d’ailleurs beaucoup en se figurant qu’ils ne travaillaient point. Ils étaient presque tous indignement exploités par des éditeurs de quatrième ordre, des libraires marrons ou même des directeurs de grands journaux. Grâce à deux hommes de cœur qu’il avait rencontrés, Melvil avait pu commencer une fort belle publication et fort utile, la France parlementaire. C’était un recueil complet des principaux discours prononcés par les orateurs de la Révolution. Une préface et des notes devaient accompagner le volume et faciliter les recherches du lecteur. Le tome premier, intitulé Mirabeau, parut quelques jours seulement avant le 2 Décembre et fut emporté par la tourmente. Le deuxième volume, Robespierre, éprouva un sort encore plus déplorable. Il était en préparation et déjà fort avancé. Dans une perquisition ordonnée aux bureaux de la rue Séguier (laquelle portait alors, je crois, un autre nom), les épreuves furent brûlées et les clichés détruits, au nom de la propriété.
Le collaborateur de Melvil, dans ce minutieux et considérable travail, Eugène Dumez, ne se trouvait point à Paris, et il échappa aux premières poursuites. Peu de temps après, dénoncé à Dijon, où il rédigeait le Courrier de la Côte d’Or, il dut quitter la France et se réfugier dans un des États de l’Amérique du Sud, à la Plata, ce me semble, avec le philosophe Amédée Jacques, le courageux directeur de la Liberté de penser, une revue à laquelle avaient collaboré Émile Saisset, Jules Simon, Émile Deschanel, Ernest Bersot et où débuta M. Ernest Renan. Comme Amédée Jacques, Dumez resta en Amérique et y mourut, n’ayant jamais voulu accepter ni grâce ni amnistie. C’est à ce brave garçon que je dois d’avoir connu les premières joies et les premières contrariétés de la lettre moulée. Il publia dans l’été de 1851, au Courrier de la Côte-d’Or, un article politique, le Concile des intolérants, où j’attaquais la coalition de la rue de Poitiers. Il inséra encore, vers novembre de la même année, ma première variété littéraire, un article sur Pierre Dupont. J’en avais déjà rédigé une seconde sur les romanciers contemporains, lorsque le coup d’État fit disparaître le journal, le rédacteur en chef et le débutant variétiste.
L’écroulement ou, plus exactement, la destruction de la France parlementaire, mettait Melvil-Bloncourt dans le plus cruel embarras. Avec quelques amis, il essaya de fonder une feuille purement littéraire. Un modeste festin réunit les futurs collaborateurs dans un petit restaurant de la rue Racine, le 6 janvier 1852 (j’ai mes raisons pour n’avoir pas oublié cette date) ; après le dîner, on était en train de consommer quelques bocks au café Socrate, situé au coin de la rue des Grès, aujourd’hui rue Cujas. Tout à coup, le bruit se répand que le café est cerné. Le commissaire de police fait invasion dans la salle de billard et interroge les consommateurs. « Où demeurez-vous ? » demande-t-il au premier qui lui tombe sous la main. Et comme celui-ci donnait son adresse rue de la Victoire : « Ah ! vous demeurez rue de la Victoire et vous avez dîné rue Racine. Ça n’est pas clair. En prison ! en prison ! » Ce commissaire, il faut l’avouer, était un logicien médiocre. Melvil et ses amis en furent quittes pour trois ou quatre jours assez désagréables, passés à la préfecture de police, et comme ils étaient innocents de tout complot, on dut les mettre en liberté.
À cette époque, se place la collaboration au dictionnaire Lachâtre . Je ne sais si Melvil y travailla très longtemps. Ce dont je me souviens, c’est qu’il assista au banquet, très beau, ma foi ! offert par Lachâtre à ses rédacteurs anciens et nouveaux, et où la figure hétéroclite de l’abbé Chatel stupéfia les convives, qui le croyaient mort et enterré depuis longtemps. Quelqu’un mourait justement cette nuit-là, par cet affreux temps de neige et de glace, Gérard de Nerval, pendu au grillage d’un serrurier, dans la funèbre rue-escalier de la Vieille-Lanterne, qui a disparu lorsqu’on a élevé le théâtre des Nations .
M. Damas-Hinard, qui n’avait cessé de s’intéresser à Melvil, le fit entrer, vers 1855 ou 1856, à la Bibliothèque de la rue Richelieu, pour prendre part, sous la direction de Jules Taschereau, à la confection du Catalogue. À partir de ce moment, sa vie n’appartient plus à la bohème. Plus que jamais il se plonge dans des lectures infinies ; puis il se marie avec une très aimable créole de la Nouvelle-Orléans, et définitivement s’établit. Je ne sais comment il fut ramené à la politique, les circonstances nous ayant séparés pendant plusieurs années. Lorsque je le rencontrai après 1870, il était fatigué, triste, rempli de pressentiments funèbres. Il me dit que son plus grand désir était de trouver quelque revue, dans laquelle il pût revenir à la philosophie et aux lettres, ses véritables amours. Melvil-Bloncourt était sincère en cela et se jugeait bien. Il n’y avait en lui qu’un lettré, mais des plus distingués, à coup sûr, et des plus originaux.
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A.

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21 Jun 23 o Physionomies de la bohème 3 de Jules Levallois1karamako

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