Physionomies de la bohème 4 par Jules Levallois

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Sujet : Physionomies de la bohème 4 par Jules Levallois
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Date : 30. Jun 2023, 11:10:51
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BAUDELAIRE ET SON MONDE. — LA CRÉMERIE DE LA MÈRE JOLIVET ET LE CAFÉ LUCOT (21 mars 1887)
Lorsque je lis des notices biographiques destinées à faire connaître au public des personnes que j’ai moi-même plus ou moins bien connues, je suis toujours effrayé de la somme d’à peu près qui entre dans ce genre de compositions et qui induit en méfiance à leur égard tant de bons esprits. Entre les défauts et les qualités, les détails fâcheux et les légendes favorables, le biographe chemine comme il peut, tâchant de prendre une équitable moyenne et d’obtenir une cote passablement taillée. Par leur mobilité extrême, certaines figures, encore voisines de nous, résistent, échappent à ce procédé.
Combien cela est vrai en particulier de Baudelaire, ce personnage si décevant, si fallacieux, si peu semblable à lui-même, non seulement aux époques successives de sa vie ; mais d’un jour à l’autre, d’une heure à l’heure suivante. Le type édulcoré, tempéré, idéalisé, constituant presque un Baudelaire des familles, tout en bonne grâce et en sérénité, auquel se sont arrêtés ses récents biographes, n’offre qu’une très lointaine ressemblance avec l’homme que j’ai rencontré quand il touchait à la maturité de l’âge, en pleine possession de sa force et de son talent, avant la célébrité, mais non pas avant la pose, car Baudelaire a dû venir au monde en posant. Les derniers écrivains qui nous ont entretenus de lui semblent ne l’avoir connu ou du moins ne l’ont montré que dans son avatar définitif de poète arrivé, si ce mot arrivé convient à une fin de carrière ironiquement douloureuse. L’inquiet fantaisiste qui frayait avec nous, au lendemain de 1848, dans l’obscure crémerie de la mère Jolivet, ne nous apparaissait point alors comme un oracle, bien qu’il eût de riches dispositions : à le devenir ; nous goûtions en lui un gentil compagnon, débordant de verve, de malice, d’ingéniosité, de subtilité, avec une pointe tantôt de mysticisme, tantôt de cruauté intellectuelle.
La crémerie de la mère Jolivet, située rue Saint-André-des-Arts, au débouché d’une des rues qui montent du quai, n’a pas laissé dans ma mémoire l’image d’un établissement somptueux. Cependant, on n’y mangeait pas plus mal qu’ailleurs, et l’on aurait difficilement trouvé dans Paris beaucoup de salons qui continssent autant de brillants causeurs et d’individualités originales. Les habitués étaient, avec Baudelaire, Antonio Watripon, Melvil-Bloncourt, dont j’ai déjà parlé , Alfred Delvau, Malassis (qui n’était pas encore Poulet), Gabriel Dantragues, Privat d’Anglemont.
Quelquefois un créole de beaucoup d’esprit, à grandes prétentions mondaines et diplomatiques et qui jouait volontiers les Talleyrand chez le pauvre monde, Lherminier, amené par son compatriote Melvil, venait nous y rendre visite. On racontait sur lui toutes sortes d’historiettes qui le grandissaient fort aux yeux des plus jeunes d’entre nous. Il avait un instant été attaché à M. Guizot comme secrétaire, mais son inexactitude incurable et proverbiale avait mécontenté son illustre patron, grand travailleur et qui voulait qu’on travaillât autour de lui. Quand on avait besoin de Lherminier, on parvenait rarement à le découvrir dans le ministère des affaires étrangères. Il avait deviné et devancé Mme Benoîton. Une fois son absence s’était prolongée pendant trois ou quatre jours ; le ministre le fit appeler dès qu’on signala son retour et lui adressa les plus vifs reproches. « Que voulez-vous, monsieur, répliqua froidement Lherminier, j’ai fait mon voyage de Gand. » Sur-le-champ il fut remercié. À l’époque où je l’ai rencontré, plusieurs années après cette aventure, qui n’avait pas laissé que de faire du bruit, il nageait doucement dans les eaux du bonapartisme et rédigeait l’un des éphémères journaux fondés par l’Élysée pour préparer l’opinion au coup d’État.
Dans ce journal, le Pouvoir, Lherminier m’offrit très gracieusement le feuilleton dramatique, que mon républicanisme farouche m’empêcha, non sans quelque chagrin, je l’avoue, d’accepter. « Mon jeune ami, vous êtes un niais, me dit Lherminier, attendu que la politique et la revue des théâtres n’ont rien à voir ensemble ; je vais de ce pas trouver un garçon de grand talent, Théodore de Banville, qui n’est pas républicain et qui fera parfaitement mon affaire ». Je ne sais si la négociation fut couronnée de succès ; ce qui est certain, c’est qu’avec ou sans la collaboration, dès lors et toujours précieuse, de Banville, le Pouvoir ne réussit point. Lherminier tomba ou retomba dans la vie d’expédients. Malgré tout, il avait des élégances dignes d’un La Palférine, aimait à recevoir. Quand il commandait à déjeuner pour lui et ses amis, le petit négrillon qui le servait portait significativement le doigt à son œil droit ; en réponse à cette muette interrogation, Lherminier inclinait la tête, et tout était dit.
Si l’on déjeunait ou dînait dans les crémeries, on n’y prenait jamais le café. Chacun, pour le soir, avait son établissement favori. Le café de Buci et le café des Quatre-Vents, où l’on recevait le Journal des Débats et la Revue des Deux Mondes, attiraient une clientèle sérieuse. Au café des Quatre-Vents, juste en face de la maison où Balzac, dans le Grand homme de province à Paris, loge son prototype de vertu et de génie, Darthez, se réunissaient chaque jour pour y faire leur partie d’échecs, Louis Ménard, Thalès Bernard, Lecomte de Lisle et Bermudez de Castro, à qui le poète a dédié une de ses meilleures poésies, l’Arc de Civa .
Les habitués de la mère Jolivet, trouvant que dans ces cafés les consommations étaient beaucoup trop coûteuses, avaient adopté pour hôte et fournisseur habituel un modeste limonadier, comme on disait encore dans le haut de la rue Dauphine. Le très petit établissement qu’ils favorisaient de leur présence venait d’être fondé par un ancien acteur de la Porte-Saint-Martin, nommé Lucot ou Lucon. Quand il était échu à Baudelaire quelque bonne aubaine, c’est là qu’il nous offrait un punch, non pas au rez-de-chaussée, dans la salle ordinaire des consommateurs, mais au premier étage, dans un étroit billard, transformé pour la circonstance en un club littéraire. L’annonce de ce punch répondait pour nous à la promesse d’une récitation de quelques pièces inédites, un plaisir dont nous étions très friands. Baudelaire professait, en effet, et appliquait cette théorie, non certes la plus paradoxale de celles qu’il a soutenues, qu’un auteur doit, au préalable, disposer favorablement, par des rafraîchissements ou des victuailles, l’estomac et l’esprit de ses auditeurs. Dans ce billard de Lucot, nous avons ainsi entendu, au fur et à mesure qu’elles venaient de naître dans le cerveau du poète, la plupart des pièces qui ont formé le recueil, maintenant célèbre, des Fleurs du mal. Baudelaire excellait à dire ses vers avec une nuance satanique très prononcée, à laquelle ils se complaisait, et qui donnait à des œuvres, déjà étranges, un ragoût plus particulier encore. C’était à la fois moqueur et tendre, méchant et câlin. On se sentait irrité, chatouillé et charmé.
Sa notoriété, vers 1850, était des plus restreintes et ne dépassait guère les deux ou trois petites coteries qu’il fréquentait. Les trois Salons de 1845, de 1846 et de 1847 avaient, en dépit d’excentricités voulues et assez violentes, passé inaperçus. Le remarquable prosateur qui se révélait dans la belle Notice placée en tête des Chansons de Pierre Dupont, publiées chez l’éditeur Houssiaux, ne recueillait les applaudissements que d’un petit nombre de connaisseurs. Voici l’heureuse et fortuite circonstance qui contribua, vers ce temps, à répandre le nom et l’œuvre de l’écrivain : Une nouvelle de lui, la Fanfarlo, refusée d’abord à la Revue de Paris (pas celle de Maxime du Camp), avait été insérée, en 1847, au Bulletin de la Société des gens de lettres, sans que personne y fît, d’ailleurs, la moindre attention. La maison de librairie Michel Lévy commençait alors la publication de romans illustrés, en grand format, à vingt centimes la livraison. Chacune de ces livraisons présentait, bien entendu, le même nombre de feuilles. Or, il se trouva que pour parfaire le numéro de la série comprenant Mademoiselle de Kérouar, de Jules Sandeau, il fallait un chiffre de pages déterminé. La Fanfarlo fournissait juste la quantité voulue ; on l’imprima donc à titre de justification, et la joie de l’auteur n’en fut pas moins grande. Les débutants n’ont guère le droit de se montrer difficiles sur le choix de la porte par laquelle ils entrent dans la publicité.
Les personnes qui auront la curiosité de lire cette Fanfarlo  y trouveront avec un talent d’écrivain déjà très formé et même très raffiné, un portrait du poète tel qu’il se voyait ou se voulait montrer à cette époque. Conformément à l’habitude des romantiques, contre la domination desquels il se débattait péniblement, Baudelaire s’exagère et ne s’embellit pas, se faisant, selon le mot de Montaigne, le pire qu’il peut, et posant avec des minauderies, des chatteries, des grimaces, des simagrées sans nombre, pour le monstre ou du moins le demi-monstre moral. Cette ample et curieuse esquisse d’un caractère exceptionnel, celui du personnage principal, Samuel Cramer, un poète naturellement, remplit plusieurs pages, j’en veux détacher ces quelques lignes, qui me paraissent se rapporter absolument au vrai modèle.
Comédien par tempérament, il jouait pour lui-même et à huis clos d’incomparables tragédies, ou, pour mieux dire, tragi-comédies. Se sentait-il effleuré et chatouillé par la gaieté, il fallait se le bien constater et notre homme s’exerçait à rire aux éclats.
Une larme lui germait-elle dans le coin de l’œil à quelque souvenir, il allait à sa glace se regarder pleurer. Si quelque fille, dans un accès de jalousie brutale et puérile, lui faisait une égratignure. avec une aiguille ou un canif, Samuel se glorifiait en lui-même d’un coup de couteau, et quand il devait quelques misérables vingt mille francs, il s’écriait joyeusement :
— Quel triste et lamentable sort que celui d’un génie harcelé par un million de dettes ! Comme il avait été dévot avec fureur, il était athée avec passion. Il était à la fois tous les artistes qu’il avait étudiés et tous les livres qu’il avait lus, et cependant, en dépit de cette faculté comédienne, il restait profondément original. Il était toujours le doux, le fantasque, le paresseux, le terrible, le savant, l’ignorant, le débraillé, le coquet Samuel Cramer.
Il possédait la logique de tous les bons sentiments et la science de toutes les roueries, et néanmoins il n’a jamais réussi à rien parce qu’il croyait trop à l’impossible. — Quoi d’étonnant ? Il était toujours en train de le concevoir.
Ce Samuel Cramer, il n’est pas difficile d’en retrouver les traits caractéristiques et essentiels dans la production relativement peu abondante, mais variée et intense, de Baudelaire. Je vais même avoir, en continuant d’évoquer mes souvenirs, à noter dans sa conduite, dans ses opinions et jusque dans ses intimités, cette tendance à la versatilité intellectuelle et morale qu’il constate, sans la lui reprocher trop sévèrement, chez le héros de sa nouvelle.
L’idée de la Fanfarlo est assez jolie. Le poète Cramer se fait aimer d’une danseuse, pour rendre à une honnête femme, de laquelle il est épris, son mari subjugué, confisqué et ruiné par Mlle Fanfarlo. Cramer n’est pas récompensé de sa bonne action, car il finit par éprouver réellement l’amour qu’il a feint de ressentir, et il devient le patito de la danseuse, qui se joue de lui, stérilise son talent et détruit par une funeste influence jusqu’à l’originalité de sa nature. Le sujet, indiqué avec finesse, n’est pas traité avec assez de force. L’imagination en quelque sorte architecturale, nécessaire au romancier, n’avait pas été accordée à Baudelaire ; mais il y a dans cette nouvelle, trop peu lue et très digne de l’être, bien des détails charmants, piquants et pimpants.
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A.

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30 Jun 23 * Physionomies de la bohème 4 par Jules Levallois2karamako
30 Jun 23 `- Re: Physionomies de la bohème 4 par Jules Levallois1karamako

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