Physionomies de la bohème n°5 par Jules Levallois

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Sujet : Physionomies de la bohème n°5 par Jules Levallois
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Date : 03. Jul 2023, 13:46:36
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V LES CONTRADICTIONS DE BAUDELAIRE (20 avril 1887)
Il y aurait de l’exagération à considérer le petit bruit qui se fit autour de la Fanfarlo  comme une première entrée dans la célébrité. Toutefois, Baudelaire n’attendit pas non plus, comme on se le figure à tort, jusqu’à la publication des Fleurs du mal pour voir sa réputation s’accroître parmi les lettrés. Ce qui attira véritablement l’attention sur lui, ce fut l’insertion à la Revue de Paris (celle de Maxime du Camp, cette fois) de l’Étude sur Edgar Allan Poe, étude divisée en deux articles, que les curieux et les délicats lurent avidement. Elle forme aujourd’hui, dans l’édition complète des Œuvres, la préface du tome V, où sont réunies les Histoires extraordinaires .
L’écrivain a usé du droit incontestable que nous avons de revenir sur notre pensée, d’en modifier l’expression, et il a enlevé de ces pages quelques singularités qui avaient fait sourire. Une de ses théories favorites, consistant à soutenir que les femmes sont surtout propres à la littérature épistolaire, s’était glissée là sournoisement, et il en donnait cette preuve bizarre que Georges Sand avait écrit tous ses romans sur du papier à lettre. Il a bien fait d’effacer ce passage. Du reste, Baudelaire ne répugnait ni à se corriger, ni même, ce qui est plus grave, à se contredire.
Il a formulé, non sans amertume, le droit à la contradiction en écrivant, à propos du suicide de Gérard de Nerval : « Parmi l’énumération nombreuse des droits de l’homme, que la sagesse du dix-neuvième siècle recommence si souvent et si complaisamment, deux assez importants ont été oubliés, qui sont le droit de se contredire et le droit de s’en aller. » Sans doute la contradiction est fort légitime, mais à condition qu’on la reconnaîtra franchement et qu’on n’affectera pas sur certains points une fixité qui est démentie par les faits.
Les circonstances m’ayant mis à même de rencontrer Baudelaire à deux époques de sa vie fort différentes et assez éloignées l’une de l’autre, je l’ai souvent trouvé en contradiction avec lui-même, mais n’en convenant pas le moins du monde. En voici des simples, choisis parmi beaucoup d’autres de mes souvenirs :
Baudelaire jeune n’aimait pas du tout qu’on lui parlât de son voyage dans l’Inde. Ce voyage, on le sait aujourd’hui, était une sorte de châtiment que le général Aupick, le second mari de Mme Baudelaire, avait infligé à son beau-fils, dont il supportait mal les taquineries et les révoltes. Pareillement, le jeune homme ne pouvait s’accommoder de la raideur du général, et il fait allusion à ce désaccord quand il dit dans sa Notice sur Pierre Dupont : « Il est bon que chacun de nous, une fois dans sa vie, ait éprouvé la pression d’une odieuse tyrannie. Il apprend à la haïr. Combien de natures révoltées ont pris vie auprès d’un cruel et ponctuel militaire de l’Empire ! Fécondante discipline, combien nous te devons de chants de liberté ! »
Ce voyage, qui pouvait être le prélude d’un exil durable, avait laissé à Baudelaire de très-fâcheuses impressions. Comme je l’interrogeais un jour à la crémerie de la mère Jolivet, il me répondit textuellement :
— Un me parle toujours de l’Inde, des sensations, des sentiments qu’a éveillés chez moi le spectacle de l’Inde et du bénéfice qu’en a dû retirer ma poésie. Eh bien ! monsieur (le cérémonieux personnage n’aimait pas la camaraderie), je n’ai vu ni la mer, ni l’Inde, ni quoi que ce soit : Lorsque mon départ a été décidé, je me suis procuré la collection des Œuvres complètes de Balzac, et une fois à bord du navire, je me suis hermétiquement enfermé dans ma cabine pour les lire. Nous sommes allés à Calcutta et nulle part ailleurs. Là, j’ai loué une petite maison ; j’y ai fait transporter mes livres et j’y ai continué ma lecture, jusqu’au jour où une lettre de ma mère m’a autorisé à revenir en Europe. Voilà, monsieur, exactement à quoi se réduisent mes impressions. »
J’avais encore cette conversation très présente à la mémoire, lorsque huit ans après, passant la soirée chez Sainte-Beuve avec Baudelaire, je fus tout surpris d’entendre celui-ci parler des jungles, des tigres, des bananiers, des forêts, des montagnes, et, Dieu me pardonne ! de l’Himalaya, avec autant de détails qu’aurait pu le faire Victor Jacquemont. Il avait probablement débité quelque autre conte à Théophile Gautier, puisque celui-ci nous le représente comme ayant visité Madagascar et Ceylan. Pour moi, je ne me prononce pas entre ces versions diverses, mais il y en a au moins une qui est fausse.
Voulue ou non (car avec ce diable d’homme, on ne sait jamais sur quoi tabler), l’admiration pour Balzac fut une des premières manifestations littéraires auxquelles se plut l’auteur de la Fanfarlo quand il s’essaya dans la critique. Son Salon de 1846 se termine par cette étrange apostrophe : « Les héros de l’Iliade ne vont qu’à votre cheville, ô Vautrin, ô Rastignac, ô Birotteau ! — et vous, ô Honoré de Balzac, vous le plus héroïque, le plus singulier, le plus romantique et le plus poétique parmi tous les personnages que vous avez tirés de votre sein ! » Le Salon de 1855 contient aussi sur l’illustre romancier quelques lignes très respectueuses et relativement émues. Neuf ans de fidélité dans ses goûts, cela est beau chez un esprit si mobile.
Le culte très affiché de Baudelaire pour Gautier et Sainte-Beuve ne date assurément pas de sa jeunesse. Il avait vingt-huit ans lorsqu’il rencontra pour la première fois celui qu’il devait appeler plus tard, dans la dédicace des Fleurs du mal, « le poète impeccable » et « le parfait magicien ès lettres françaises ». J’ai eu sous les yeux la lettre, datée de 1849, dans laquelle il raconte cette entrevue à un ami, et je puis assurer qu’il y parle de Gautier avec un extrême dédain, le qualifiant « d’enfileur de perles » et disant qu’il est « aussi emphatique et aussi vide que les autres romantiques ».
Quant à Sainte-Beuve ; — que je ne connaissais pas encore et qu’il fréquentait déjà, — il m’en a entretenu plus d’une fois dans des termes si singuliers qu’il serait difficile de les rapporter, confessant pour lui un goût assez vif, mais se le reprochant précisément comme un manque de goût, s’en accusant comme d’une faiblesse. « C’est, me disait-il, une de ces maladies dont on n’a garde de se vanter et que l’on ne sait pas guérir. » Plus tard, vint l’ère des mutuels compliments, des feux d’artifice réciproques, des adorations officielles dans lesquelles Baudelaire en sens inverse ne conserva pas toujours la mesure. Avec ses airs indépendants de chat sauvage, il avait sa diplomatie, soignait ses relations et s’entendait à ménager ses patronages. J’en fis une fois l’épreuve à mes dépens, d’une manière assez désagréable.
À plusieurs reprises, j’avais eu avec Sainte-Beuve des discussions très vives au sujet du comédien Rouvière, que mon maître ne pouvait pas souffrir. « Vous êtes le seul à l’admirer, me disait-il, c’est une affection de jeunesse et qui passera. Je protestais de mon mieux, invoquant Gautier, Champfleury et, en désespoir de cause Baudelaire. Celui-ci avait écrit sur Rouvière une Notice très bien faite, finement étudiée, subtilement déduite, dans laquelle il mettait en relief les mérites de cet acteur, si fréquemment inégal mais parfois si admirable. Le hasard voulut que, vers ce temps-là, le poète vint passer une soirée rue Montparnasse. Sainte-Beuve l’entreprit tout de suite sur Rouvière, exprimant son antipathie pour ce prétendu talent, et s’étonnant que des gens d’esprit pussent prendre sa défense. Quelle ne fut pas ma surprise d’entendre Baudelaire renier carrément son opinion, sur-le-champ, sans transition aucune, avouer son erreur et se moquer de son enthousiasme. Sainte-Beuve riait sous cape et triomphait ! J’étais furieux et j’exhalai, le lendemain, Ia colère devant quelques personnes, qui ne manquèrent pas d’en informer Baudelaire. « Croyez-vous donc, répondit tranquillement celui-ci, que j’allais me faire une querelle avec Sainte-Beuve pour le plus ou moins de talent d’un cabotin ! »
Le procès en police correctionnelle si maladroitement intenté à l’auteur des Fleurs du mal par les austères moralistes du second Empire donna au poète un instant de popularité politique, et a créé, en son honneur, une légende de libéralisme qui tend à s’imposer définitivement. J’ignore qu’elles furent les convictions de Baudelaire dans les dernières années de sa vie ; mais je sais fort bien qu’entre 1850 et 1852, il était absolument et presque cyniquement aristocrate, partisan déclaré de la force, méprisant tout ce qui était appel au sentiment populaire, et ne comprenant qu’un état de choses où l’on se désintéresserait des passions politiques et des revendications sociales. L’écrivain qui lui était le plus odieux, et contre lequel il ne perdait jamais une occasion de protester avec une âpreté quasi-haineuse, était Michelet Le billard du café Lucot a entendu, à ce sujet, des conversations singulièrement orageuses. Sauf Malassis, qui se piquait alors de dandysme, de réaction, d’aristocratie, de conservation à outrance, nous étions tous des partisans et des admirateurs de Michelet. Cette unanimité n’effrayait ni ne déconcertait Baudelaire. Il résistait avec une maligne et dédaigneuse ironie à nos violentes objurgations, et sa conclusion était invariablement celle-ci : « Vous aurez beau me sermonner et m’endoctriner, il y a en moi un sens intime de l’art avec lequel je juge ce qu’écrit et ce que dit Michelet (j’ai, pour mon malheur, assisté à plusieurs de ses cours), et ce sens artistique se révolte contre les flatteries au populaire, les caresses à la passion antireligieuse, les ficelles patriotiques, les sentimentalités avec accompagnement de la Carmagnole. » Ce que Baudelaire appelle ici son sens intime était à la fois un effet de son tempérament et une nécessité de la pose aristocratique qu’il avait adoptée.
La démocratie triomphant en littérature avec Michelet le blessait dans sa personnalité factice et volontairement exceptionnelle.
À coup sûr, il n’y avait pas une parcelle de démocrate dans le critique arrogant et raffiné qui écrivait en 1846 :
« J’entends souvent les gens se plaindre du théâtre moderne ; il manque d’originalité, dit-on, parce qu’il n’y a plus de types. Et le républicain ! qu’en faites-vous donc ? N’est-ce pas une chose nécessaire à toute comédie qui veut être gaie, et n’est-ce pas là un personnage passé à l’état de marquis ? »
Il est également permis de penser et de dire que l’auteur de ce célèbre Reniement de Saint-Pierre, qui valut de si dures admonestations à la Revue de Paris, n’avait guère le droit d’accuser autrui d’impiété. Il affectait pourtant à certaines heures une religiosité vague, une mysticité qui confinait à la sorcellerie et au magisme. Le Philosophe inconnu (Saint-Martin), Swedenborg, Jacob Bœhm tenaient une grande place dans ses conversations. À l’égard du culte proprement dit, ce « fils d’un prêtre », ainsi qu’il s’appelait lui-même, n’avait aucune superstition, ainsi que le prouvent surabondamment les litanies dérisoires intitulées Franciscae meae laudes.
On a fait beaucoup de contes sur cette Francisca, pour laquelle Baudelaire parait avoir eu un très vif et très durable attachement. Je ne me suis trouvé qu’une fois avec elle dans un restaurant du boulevard Beaumarchais (elle habitait au Marais). C’était une personne admirablement faite, élégamment vêtue et portant la toilette à ravir ; nullement négresse, comme on l’a dit et même imprimé, mais un peu jaune de teint, légèrement cuivrée ; il n’était pas rare de la rencontrer au bras du poète, mais alors un voile très épais cachait son visage aux regards.
Je n’ai pas connu Baudelaire dans la période du haschich. Le témoignage que je puis lui rendre, c’est que je l’ai vu invariablement sobre, jamais surexcité ni troublé. Il touchait rarement à la bière ou aux alcools, mais entre ses repas, au grand étonnement des garçons de café, il se faisait servir volontiers du vin pur de très bonne qualité, fidèle en ce point à la tradition des littérateurs du dix-septième siècle. Si je note ces détails, en apparence accessoires, c’est que la légende nous a quelquefois représenté un Baudelaire ami ou victime de l’ivresse. Peut-être lui-même le laissait-il croire trop aisément. Mais nous ne devons pas lui permettre de se calomnier, et c’est le devoir de ceux qui l’on approché familièrement de prendre, contre les fantaisies d’une vanité singulière, les intérêts de sa véritable dignité.
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A.

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3 Jul 23 * Physionomies de la bohème n°5 par Jules Levallois2karamako
3 Jul 23 `- Re: Physionomies de la bohème n°5 par Jules Levallois1karamako

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